L’inégalité entre les hommes et les femmes aujourd’hui
Aujourd’hui, nous entendons de plus en plus de phrases telles que « les hommes et les femmes sont égaux », « les stéréotypes de genre sont vraiment dépassés » ou encore « aujourd’hui, les femmes ont enfin les mêmes droits que les hommes ». Malheureusement, de nombreux événements quotidiens suggèrent que les hommes et les femmes ne sont en réalité pas encore sur un pied d’égalité. On peut par exemple penser aux différences dans les carrières professionnelles choisies par les femmes et les hommes, ou encore au fait que les femmes sont davantage réduites à des objets sexuels que les hommes (Kray -98 ; Lemarchant, 47-64 : Gianettoni & Guilley 11-25). Des cas encore plus graves d’inégalité entre les hommes et les femmes ont récemment été mis en lumière par le mouvement #MeToo, qui a permis de dénoncer plusieurs affaires de violences sexuelles. Récemment, un sondage d’Opinionway rapporte qu’une grande partie des femmes âgées de 18 à 30 ans déclarent avoir été victimes de commentaires ou de comportements sexuels ou sexistes au moins une fois dans leur vie (Murat, 19-20).
Ces événements nous amènent ainsi à penser que la société actuelle est encore une société sexiste, marquée par la différence entre les hommes et les femmes. Dans les paragraphes suivants, nous allons essayer de mieux comprendre plusieurs concepts liés à l’inégalité entre les hommes et les femmes. Nous nous intéresserons tout particulièrement à l’objectification de la femme.
1. L’objectification
Quand une personne est objectifiée, elle est perçue et traitée comme un objet et non comme un être humain (Fredrickson & Roberts, 173-206; Nussbaum, 1995). La philosophe qui s’est le plus intéressée au phénomène de l’objectification est Marta Nussbaum (1995). Elle propose plusieurs caractéristiques qui définissent l’objectification, telles que : a. l’instrumentalisation (qui consiste à utiliser une personne pour atteindre ses propres fins, sans que ces fins soient pertinentes pour la personne objectifiée), b. le déni d’autonomie (qui consiste à considérer la personne comme si elle n’était ni autonome, ni autodéterminée), c. la passivité (qui consiste à considérer la personne comme manquant de capacité à agir), d. l’interchangeabilité (qui consiste à considérer la personne comme étant interchangeable avec d’autres personnes de sa catégorie ou bien avec des objets), e. la violabilité (qui consiste à considérer que la personne peut être agressée ou violée), f. la possession (qui consiste à considérer la personne comme pouvant être possédée, vendue ou achetée), et g. le déni de subjectivité (qui consiste à ne considérer ni la personnalité ni le point de vue de la personne). Selon cette philosophe, une personne qui se voit attribuer une ou plusieurs de ces caractéristiques est objectifiée ; la caractéristique la plus importante à ses yeux est l’instrumentalisation (Nussbaum, 1995).
1.1. L’objectification de la femme
L’objectification de la femme (également appelée objectification sexuelle) est un cas spécifique de l’objectification et elle peut être définie comme « le fait de voir et de traiter une femme comme un objet sexuel ». Elle se produit lorsque les gens se concentrent sur l’apparence, le corps ou les fonctions sexuelles d’une femme, sans tenir compte de sa personnalité (Bartky - 63 ; Fredrickson & Roberts, 173-206). Aux caractéristiques décrites précédemment par Nussbaum, Rea Langton (2009) en ajoute trois autres pour pouvoir parler d’objectification sexuelle : a. la réduction de la femme à son corps (la femme est réduite à son corps ou à ses parties sexuelles), b. la réduction à l’apparence (la femme est réduite à son apparence physique), et c. la réduction au silence (la femme est traitée comme incapable de s’exprimer) (Langton, 2009). Lorsqu’une femme est objectifiée, sa valeur se limite donc à son apparence physique ou à sa capacité d’attraction sexuelle, à l’exclusion d’autres caractéristiques, comme ses compétences ou sa personnalité (Volpato, 2011).
L’objectification de la femme peut se manifester à travers des expressions hostiles et flagrantes, mais aussi subtiles (Loughnan & Pacilli - 21.3). L’une des manifestations les plus fréquentes et les plus subtiles d’objectification de la femme dans la vie quotidienne – et illustrant les principes de réduction au corps et de focalisation sur la sexualité – sont les regards objectivants (Fredrickson et Roberts, 173-206). Ces regards consistent en l’inspection visuelle parfois insistante du corps des femmes ou de leurs parties sexualisées. L’objectification de la femme peut se manifester également par des expressions explicites, comme des sifflements ou des commentaires à caractère sexuel, qui peuvent prendre la forme de propos sexuels ou d’évaluations du corps des femmes (Gervais et al., 2018). Mais cette objectification peut se manifester aussi par des expressions flagrantes et hostiles qui peuvent aller jusqu’à des avances sexuelles non désirées, du harcèlement sexuel ou encore un viol (Gervais et al.,- 546). Dans ces derniers cas, la valeur des femmes est clairement réduite à leur corps, et elles sont considérées et traitées comme des objets sexuels.
1.2. Les conséquences négatives de l’objectification de la femme
Cette objectivation n’est pas sans conséquences négatives pour les femmes qui en sont la cible. Selon Fredrickson et Roberts (1997), l’expérience récurrente des comportements d’objectivation peut conduire les femmes à intérioriser le regard des autres, ainsi qu’à intérioriser l’injonction qui les conduit à considérer leur corps comme un objet sexuel. Ce phénomène est appelé auto-objectification. L’auto-objectification est caractérisée par la tendance à donner plus d’importance à son apparence physique qu’à ses compétences. Elle peut conduire les femmes à davantage surveiller leur corps, contrôler leur alimentation et leur poids, ainsi qu’à avoir honte de leur corps. Dans les cas les plus graves, l’auto-objectification peut même conduire à une augmentation de l’anxiété, de la dépression et des troubles alimentaires.
1.3. Objectification et médias
L’objectification de la femme est un phénomène bien ancré dans la société occidentale et, comme nous venons de le voir, elle peut s’exprimer de différentes manières. L’objectification de la femme est fortement véhiculée par les médias ; les programmes télévisés, les vidéos musicales ou encore les jeux vidéo donnent fréquemment une représentation de la femme sexualisée et réduite à un objet sexuel (American Psychological Association [APA], 2007). En raison de l’importance qu’ont pris les jeux vidéo de nos jours et de leur nature interactive, nous nous intéresserons plus spécifiquement à la représentation des femmes dans les jeux vidéo.
1.4. La représentation des personnages féminins dans les jeux vidéo
L’objectification de la femme est très présente dans l’univers vidéoludique ; elle se manifeste principalement par l’accent mis sur l’apparence physique des personnages féminins plutôt que sur leur personnalité (ou leurs compétences), ainsi que par une sexualisation évidente de leur corps. En 2010, Downs et Smith ont examiné le contenu des 60 jeux vidéo les plus populaires de leur époque pour étudier la représentation des avatars féminins et masculins (Downs & Smith, 721-733). Les résultats de cette étude montrent que 41% des personnages féminins sont habillés avec des vêtements sexy et provocants, contre seulement 11% des personnages masculins. De plus, les personnages féminins sont également représentés avec des proportions corporelles irréalistes, beaucoup plus que les hommes (25 % contre 2 %). On peut remarquer également un déséquilibre entre le nombre des personnages féminins et masculins : parmi les personnages des jeux de consoles les plus vendus, seuls 14% sont féminins, contre 86% de personnages masculins (Downs & Smith, 2010). Une étude plus récente (Lynch et al.,- 564-584) s’est intéressée à la représentation de la femme dans 571 jeux vidéo sortis entre 1983 et 2014. Cette étude nous montre que la représentation des personnages féminins a changé au cours du temps : si les personnages féminins étaient très sexualisés entre 1990 et 2005, leur sexualisation a commencé à diminuer (tout en restant présente) après 2006. De plus, malgré l’augmentation du nombre de personnages féminins jouables, ces derniers continuent à occuper un rôle secondaire dans l’histoire du jeu. Dans l’ensemble, ces études nous montrent que l’objectification de la femme dans les jeux vidéo est encore un phénomène d’actualité. Dans de nombreux jeux vidéo, les personnages féminins ne sont pas seulement dépeints comme des objets sexuels, mais sont également traités comme des objets sexuels par/pour le personnage masculin. Par exemple, dans l’un des jeux vidéo le plus vendu ces dernières années (Grand Theft Auto - GTA), le personnage masculin peut aller dans des clubs de strip-tease, payer des femmes pour qu’elles se déshabillent, ou encore avoir des relations sexuelles avec des prostituées (tout en les frappant à la fin pour récupérer l’argent). Dans ces jeux, les femmes sont clairement réduites à des objets sexuels pour l’homme.
Si l’ensemble de ces études nous montrent que les personnages féminins dans les jeux vidéo sont traités comme étant des objets sexuels, la problématique centrale est alors de déterminer si oui ou non l’utilisation de ces jeux vidéo peut effectivement influencer la perception des joueur·euses vers une objectification sexuelle.
Comment les scientifiques peuvent-ils/elles tester l’impact éventuel des jeux vidéo sur les comportements et pensées des joueur∙euses ?
Pour établir un lien éventuel entre les jeux vidéo à contenu sexiste et la perception des femmes, la recherche doit s’appuyer sur la méthode scientifique. En psychologie sociale, les scientifiques utilisent principalement la démarche expérimentale. Elle permet de conclure sur les effets causaux des jeux vidéo à contenu sexiste sur la perception de la femme. En général, quand les scientifiques réalisent une étude expérimentale ils/elles recrutent des individus représentatifs de la population (des femmes, des hommes, des jeunes, des moins jeunes…). Ensuite ils/elles vont les répartir au hasard dans une des deux conditions : la condition expérimentale (qui est représentée ici par le fait de jouer pendant quelques minutes avec un jeu vidéo à contenu sexiste) et la condition témoin (qui est représentée ici par le fait de jouer pendant quelques minutes avec un jeu vidéo le plus similaire possible à celui de la condition expérimentale, mais à contenu non sexiste). Ensuite les individus des deux groupes doivent réaliser une tâche qui mesure leur propension au sexisme ou à l’objectification de la femme. Puisque les situations sont identiques en tout point, sauf pour le contenu du jeu vidéo, s’il y a des différences entre le niveau d’objectification des individus des deux groupes, ces différences seront imputables au type de jeu utilisé.
Une autre méthode utilisée est la méthode corrélationnelle. Dans cette démarche les scientifiques recueillent des informations sur le type de jeu vidéo utilisé par les individus, sur le temps moyen passé à jouer ainsi que sur leurs comportements et attitudes sexistes. Cette méthode permet d’établir s’il y a une relation entre le fait de jouer aux jeux vidéo à contenu sexiste et le niveau de sexisme des individus ; cependant elle ne permet pas de conclure sur le sens de cette relation. En d’autres termes, en utilisant cette méthode, les scientifiques ne peuvent pas savoir si ce sont les jeux vidéo qui augmentent le sexisme ou si ce sont les individus ayant un niveau élevé de sexisme qui jouent davantage à des jeux vidéo à contenu sexiste.
Dans la troisième démarche, dite longitudinale, les scientifiques recueillent les informations à plusieurs reprises auprès des mêmes individus. Par exemple les scientifiques interrogent des individus deux fois par an sur leurs conduites sexistes et sur leurs pratiques des jeux vidéo. Si les données indiquent que les personnes qui jouent le plus aux jeux vidéo sexistes lors du premier test ont des comportements plus sexistes lors du deuxième test, on peut supposer que les jeux vidéo sexistes augmentent les conduites sexistes.
2. Que sait-on actuellement de la relation entre jeux vidéo et sexisme ?
La relation entre jeux vidéo et sexisme a commencé à intéresser les scientifiques au cours de la dernière décennie, mais pour l’instant, relativement peu d’études ont été menées.
2.1. Les études expérimentales
Dans l’une des premières études (Dill et al.,- 564-584) les scientifiques ont étudié la relation entre l’exposition à des images d’avatars sexualisés et la tolérance vis-à-vis des conduites de harcèlement sexuel. Dans cette étude expérimentale, 181 personnes (des hommes et des femmes) ont été exposées à des images d’avatars sexualisés, ou à des images de sénateurs américains1. Ils ont ensuite lu une histoire narrant le harcèlement sexuel d’un professeur d’université à l’égard d’une étudiante et ont répondu à plusieurs questions concernant leur tolérance vis-à-vis de ces conduites. Les résultats montrent que les participants hommes (mais non les femmes) qui ont été exposés à des photos d’avatars sexualisés sont globalement plus tolérants vis-à-vis des conduites de harcèlement sexuel que les hommes et les femmes exposés à des photos de sénateurs. Si les résultats de cette étude sont intéressants, ici les participant∙es n’ont pas réellement joué avec un jeu vidéo, ils ont seulement été exposés à des images de personnages.
Plusieurs scientifiques ont manipulé le contenu des jeux vidéo en demandant aux sujets de jouer avec un jeu vidéo à contenu sexiste, ou non sexiste, pendant l’expérience. Par exemple, Yao et collègues, en 2010, ont demandé aux participants (des hommes uniquement) de jouer pendant 25 minutes avec un jeu vidéo à contenu sexiste (Leisure Suit Larry) ou avec un jeu vidéo à contenu non sexiste, où les personnages féminins ne sont pas représentés comme des objets sexuels et/ne sont pas victimes de comportements sexistes (Pac Man ou The Sims). Après avoir joué, les participants réalisaient deux tâches de décision lexicale. La première mesurait l’accessibilité des pensées sexuelles et la deuxième l’accessibilité des pensées objectifiantes (l’accessibilité est la facilité avec laquelle on peut mobiliser et utiliser certaines cognitions plutôt que d’autres). Enfin, les participants remplissaient un questionnaire mesurant leur propension au harcèlement sexuel. Les résultats montrent que les participants qui avaient joué au jeu vidéo à contenu sexiste présentaient une plus forte accessibilité des pensées sexuelles et objectifiantes et étaient plus enclins à adopter un comportement de harcèlement sexuel que les participants qui avaient joué avec les jeux vidéo à contenu non sexiste. À notre connaissance, cette étude est l’une des premières à indiquer une influence causale de la pratique d’un jeu vidéo à contenu sexiste sur les attitudes négatives envers les femmes (Yao et al., 77-88).
De façon similaire, Driesmans et ses collègues (2014) ont voulu comprendre si l’utilisation d’un avatar féminin sexualisé pouvait conduire à l’augmentation de la tolérance vis-à-vis des conduites de harcèlement sexuel et l’acceptation du viol. Les scientifiques ont demandé à des élèves de collège, âgés entre 12 et 15 ans de jouer avec un jeu vidéo de combat (The Story of Arado) en utilisant un personnage féminin et sexualisé (condition sexiste) ou un personnage au sexe indéterminé (condition témoin). Les élèves devaient par la suite remplir deux questionnaires : l’un mesurant la tolérance envers le harcèlement sexuel et l’autre mesurant l’acceptation du viol. Les résultats ont montré que les élèves (hommes et femmes) qui avaient joué avec l’avatar sexualisé exprimaient des attitudes plus positives envers le viol et étaient plus tolérants vis-à-vis des conduites de harcèlement sexuel (Driesmans et al., 2015).
Ces études indiquent donc une influence des jeux vidéo sexistes sur les attitudes envers les femmes. Récemment, certains scientifiques se sont également intéressés à l’influence des jeux vidéo sexistes sur l’émission de comportements réels (et pas seulement sur les attitudes mesurées par un questionnaire). Plus précisément, Burnay et collaborateurs, en 2019, ont étudié si jouer à un jeu vidéo en incarnant un avatar féminin sexualisé ou non peut influencer la tendance à harceler sexuellement un partenaire masculin ou féminin en lui envoyant des blagues sexistes. Les 111 personnes (des hommes et des femmes) qui ont participé à cette étude, ont joué au même jeu vidéo (Ultra Street Fighter IV). La sexualisation était manipulée ici en changeant la tenue des avatars utilisés. Dans la condition sexiste, les avatars étaient habillés avec un maillot de bain ; dans la condition non sexiste, les avatars étaient entièrement vêtus. Après avoir joué, les sujets effectuaient une tâche au cours de laquelle ils/elles avaient la possibilité de harceler sexuellement un partenaire masculin ou féminin en lui envoyant des blagues sexistes. Les résultats montrent que les participants hommes qui ont joué avec un personnage féminin sexualisé envoyaient davantage de blagues sexistes que les autres sujets (Burnay et al., 2019).
Si ces études semblent suggérer une influence des jeux vidéo à contenu sexiste sur les attitudes et le comportement des joueur·euses, des études récentes ont également cherché à comprendre les processus psychologiques responsables de ces effets. En 2016, Gabbiadini et ses collègues se sont intéressés aux mécanismes qui peuvent expliquer comment les jeux vidéo à contenu sexiste (et violent) influencent la vision de la femme, et qui sont les personnes les plus à risque d’être impactées par le contenu de ces jeux vidéo (Gabbiadini et al., 2016). Les scientifiques s’attendaient à ce que les joueurs masculins qui s’identifient davantage à l’avatar du jeu violent et sexiste puissent adhérer davantage aux normes masculines de genre et que cette adhésion puisse augmenter les attitudes négatives envers les femmes. Pour vérifier leur hypothèse, les scientifiques ont demandé à 154 élèves de lycée (des garçons et des filles) de jouer pendant 25 minutes à un jeu vidéo sexiste et violent (GTA) ou avec un jeu vidéo seulement violent (Half Life), ou encore avec un jeu vidéo au contenu ni violent, ni sexiste (Dream Pinball 3D). Ensuite, les sujets répondaient à un questionnaire mesurant l’adhésion aux normes masculines de genre et leur identification au personnage principal. Pour terminer, les sujets devaient indiquer s’ils/elles ressentaient de l’empathie pour une femme victime de violence. Les résultats ont montré que plus les participants hommes s’identifiaient au personnage du jeu vidéo sexiste et violent, plus ils adhéraient aux normes masculines de genre. De plus, l’adhésion à ces normes était associée à une plus faible empathie ressentie envers la femme victime de violence. Il faut souligner que ces résultats montrent un lien indirect entre l’utilisation de jeux vidéo sexistes et l’empathie ressentie envers la femme victime de violence (lien qui passe par l’adhésion aux normes masculines de genre).
De façon similaire, Sarda et collaborateurs (2021) ont testé si l’identification à un personnage masculin qui traite les femmes comme des objets sexuels, peut accroître l’association implicite du concept de soi avec la masculinité (i.e. accroître la perception masculine de soi-même), ce qui devrait à son tour augmenter le comportement d’objectification envers les femmes. Les scientifiques ont réalisé deux expériences similaires sur 188 sujets (des hommes et des femmes) qui étaient répartis au hasard pour jouer pendant 7 minutes avec une séquence sexiste ou une séquence non sexiste du même jeu vidéo (GTA-V). Les sujets des deux conditions jouaient avec le même personnage qui devait se promener dans un club de strip-tease (condition sexiste), ou suivre un cours de yoga (condition non sexiste). Après la séquence de jeu, les sujets ont répondu à un test d’association implicite (IAT), mesurant l’association entre le concept de soi et la masculinité ou la féminité. Pour terminer, ils ont répondu à un questionnaire mesurant leur identification au personnage principal et à une tâche mesurant les comportements objectivants (ici les sujets devaient choisir un cadeau à offrir à une femme et pouvaient choisir un objet faisant référence à son apparence – par exemple un rouge à lèvre – ou à sa compétence – par exemple un stylo). Les résultats des deux études ont montré que les sujets qui s’identifient davantage au personnage de la condition sexiste associent davantage leur concept de soi avec la masculinité, mais ils ne s’engagent pas plus dans des conduites d’objectification de la femme (Sarda et al., 2021). En d’autres termes, dans ces deux études, les scientifiques ont constaté une influence des jeux vidéo sur la perception de soi des joueurs et joueuses, mais pas sur l’adoption d’un comportement qui réduit la femme à un objet sexuel.
2.2. Conclusion sur les études expérimentales
La majorité des études expérimentales suggère l’existence d’une relation de cause à effet entre la pratique des jeux vidéo à contenu sexiste et différentes formes d’objectification de la femme (l’acceptation du viol, la propension à s’engager dans des conduites de harcèlement sexuel envers les femmes, l’envoi de blagues sexistes). Cet effet n’est pas systématiquement observé (par exemple, l’étude de Gabbiadini et collègues ne montrent pas d’effet direct des jeux vidéo sur l’empathie ressentie envers la femme victime de violence ; de même, Sarda et ses collègues n’ont pas trouvé d’effet des jeux vidéo sexistes sur le comportement d’objectification des femmes). L’incohérence entre ces résultats peut être due à plusieurs facteurs méthodologiques, tels qu’un temps de jeu trop court, le choix d’une mesure d’objectification de la femme peu sensible, ou encore une taille d’effet très faible et peu détectable avec des échantillons trop petits.
Concernant les mécanismes psychologiques pouvant expliquer l’influence des jeux vidéo sur la vision de la femme, il semble que l’identification avec le personnage principal du jeu vidéo ainsi que l’adhésion aux normes masculines de genre puissent être des mécanismes pertinents pour expliquer cette relation. Concernant le sexe du joueur lui-même, pour le moment il est difficile de comprendre si les jeux vidéo ont une plus grande influence sur les joueurs masculins ou féminins ; en effet, certaines études montrent un effet uniquement sur les joueurs masculins (Gabbiadini et al.,2016 ; Burnay et al.,- 214-223), et d’autres sur les hommes et les femmes (Sarda et al.,- 1-16 ; Driesmans et al., 2014).
2.3. Les études corrélationnelles et longitudinales
Si les études expérimentales présentées jusqu’à maintenant montrent un effet à court terme des jeux vidéo à contenu sexiste sur des formes différentes d’objectification de la femme, peu d’études se sont pour le moment intéressées à l’influence d’une utilisation régulière des jeux vidéo à contenu sexiste sur la vision que les joueur·euses ont des femmes. Dans une des premières études réalisées en 2015, Stermer et Burkley ont demandé à 175 sujets (des hommes et des femmes) de remplir un questionnaire dans lequel ils devaient indiquer les titres de leurs trois jeux vidéo les plus utilisés ainsi que le niveau perçu de sexisme de chaque jeu. Les sujets devaient remplir par la suite un questionnaire mesurant leur niveau de sexisme hostile (une forme de sexisme agressif contre l’émancipation de la femme) et bienveillant (une forme de sexisme paternaliste et chevaleresque). Les hommes qui jouaient d’habitude avec des jeux vidéo perçus comme sexistes avaient un niveau supérieur de sexisme bienveillant par rapport à ceux qui jouent avec des jeux vidéo non sexistes. Dit autrement, les participants qui jouent habituellement avec des jeux vidéo comme Halo, ou GTA, percevaient davantage la femme comme un être fragile ayant un constant besoin de l’homme, par rapport aux joueurs qui jouaient avec des jeux vidéo non sexistes. Ces résultats ont été les premiers à montrer un lien entre des jeux vidéo au contenu sexiste et le niveau de sexisme des hommes, mais, plus spécifiquement, ils montrent une influence de ces jeux sur des attitudes bienveillantes et plus subtiles, mais non sur des attitudes flagrantes et hostiles (Stermer & Burkley, 2015). Bègue et collaborateurs en 2017 se sont également intéressés à l’association entre le fait de jouer de façon habituelle à des jeux vidéo et l’adhésion au sexisme. Ces scientifiques ont réalisé une étude corrélationnelle sur un échantillon de 13 520 jeunes Français (des hommes et des femmes) âgés de 11 à 19 ans. Les individus ont répondu à un questionnaire mesurant leur utilisation habituelle des jeux vidéo, et leurs attitudes sexistes envers les femmes. Les résultats de cette étude montrent que l’utilisation des jeux vidéo était significativement liée au niveau de sexisme des jeunes, indépendamment de leur genre, de leur l’âge, ou encore de leur statut socio-économique ou de leur niveau de religiosité. Plus les jeunes (hommes et femmes) passaient du temps à jouer aux jeux vidéo, plus ils adhéraient au sexisme (Bègue et al.-466).
En 2015, Breuer et ses collaborateurs ont réalisé une des premières études longitudinales pour comprendre l’influence de la pratique régulière du jeu vidéo sur les attitudes sexistes (Breuer et al., 197-202). Les scientifiques ont ainsi recueilli des informations à plusieurs reprises auprès des mêmes personnes. Plus précisément, en 2011, 2012 et 2013, les scientifiques ont interrogé les mêmes personnes (des hommes et des femmes) qui jouaient à des jeux vidéo sur la fréquence à laquelle ils/elles y jouaient, leur type de jeu vidéo préféré (jeux de tir à la première personne, jeux de rôle, jeux d’action...) et leurs attitudes sexistes. Les données ne montrent pas d’association entre l’utilisation des jeux vidéo et les attitudes sexistes (ni pour les hommes ni pour les femmes). Les personnes qui ont passé beaucoup de temps à jouer à des jeux vidéo en 2011, ou en 2012, n’ont pas eu un niveau de sexisme plus élevé les années suivantes.
2.4. Conclusion sur les études corrélationnelles et longitudinales
Les quelques études présentées ici ne permettent pas de conclure clairement sur l’influence de la pratique régulière des jeux vidéo sur la vision des femmes. Si une étude (Stermer et Burkley, 47) suggère que le fait de jouer à des jeux vidéo sexistes augmente l’adhésion à des attitudes sexistes bienveillantes (mais non hostiles) chez les hommes, une autre étude (Bègue et al., 466) montre un lien entre le temps passé à jouer aux jeux vidéo et l’adhésion au sexisme, et cela pour les hommes et les femmes ; pour finir Breuer et collaborateurs ne montrent aucune influence de la pratique des jeux vidéo sur le sexisme. Il faut d’ailleurs souligner que les études de Bègue et collaborateurs (2017) et celle de Breuer et collaborateurs (Breuer et al., 197-202) se sont intéressées à l’impact des jeux vidéo en général et non spécifiquement à l’impact des jeux vidéo à contenu sexiste. Bien que la majorité des jeux vidéo ait un contenu sexiste, un contrôle sur le contenu du jeu vidéo aurait été préférable.
3. Conclusion
Dans l’ensemble, ces études laissent penser que le fait de jouer à des jeux vidéo au contenu sexiste pourrait renforcer une perception négative des femmes2. Cependant ces études laissent encore plusieurs questions sans réponses : ces jeux vidéo ont-ils une influence sur les formes les plus hostiles, mais aussi les plus subtiles et les plus fréquentes d’objectification des femmes ? Les joueurs sont-ils vraiment plus influencés que les joueuses ? Le niveau de base du sexisme des joueur∙euses peut-il interagir avec le contenu des jeux vidéo sexistes (en d’autres termes, ces jeux ont-ils une influence plus forte sur les joueur∙euses qui ont déjà un niveau de sexisme plus élevé ?) ? Les futures recherches devraient explorer plus en détail ces questionnements afin de nous donner une vision plus globale de ce phénomène.
En outre, comme nous l’avons vu dans les paragraphes précédents, les études sur l’influence des jeux vidéo à contenu sexiste sont encore trop peu nombreuses et les résultats ne sont pas toujours cohérents entre eux. Une étude méta-analytique regroupant toutes les études réalisées (publiées et non publiés) sur l’effet des jeux vidéo sexistes sur différents types de comportements négatifs envers les femmes permettrait d’avoir une vision plus globale et précise de ce phénomène.
