Introduction : J’ai rêvé d’un droit inclusif
Depuis 20171, l’afflux de circulaires et propositions de lois visant à interdire l’usage de l’écriture inclusive dans le domaine public français conduit à interroger les conséquences que pourrait avoir l’adoption éventuelle d’une langue plus inclusive, en particulier dans les domaines administratif et juridique.
Rappelons qu’avec le paradigme philosophique butlerien, qui s’articule autour de la performativité du langage (Butler ; Haicault, 14), la langue est un champ d’analyse très favorable à l’examen de l’égalité de genre et à son évolution dans différentes structures sociales. Même en droit, les revendications d’égalité s’invitent jusque dans l’écriture des textes (Lessard et Zaccour 2017, 227). Puisque la structure juridique s’appuie massivement sur des énoncés (Amselek, 70, 298), l’attention portée à la langue juridique est d’autant plus significative. Dans la mesure où la jurilinguistique a déjà fait état de l’importance de l’influence mutuelle qu’exercent la langue et son système juridique (Cornu, 15; Terral, 877), nous avons mené une recherche sur la langue juridique française. Nous l’avons interrogée non seulement comme révélatrice de l’état de l’égalité de genre et de l’inclusivité en droit, mais également comme motrice d’améliorations sur ces questions (Mascarenhas 2020).
C’est dans un cadre théorique non tenu au carcan binaire du genre que nous avons entrepris notre démarche : les identités trans (binaires et non-binaires), sont pleinement prises en compte dans notre examen de l’égalité et de l’inclusivité (par exemple, femme ou homme dont l’identité de genre ne correspond pas à la mention de sexe à l’état civil, mais également l’ensemble des personnes dont l’identité de genre n’est strictement ni femme ni homme). Au cours d’une recherche interdisciplinaire (linguistique, droit et sociologie) en 2020, nous avons eu l’occasion d’interroger la véritable représentation de toutes ces identités en droit, et la mesure dans laquelle cette représentation est égalitaire (Mascarenhas 2020). Nous revenons aujourd’hui sur cette problématique. Quels sont les impacts réels d’une langue juridique qui ne représente pas certaines identités de genre ? Quelles sont les pistes pour une meilleure prise en compte de ces identités ? Des changements jurilinguistiques doivent-ils être opérés ?
Pour répondre à ces questions, le séminaire PAGE (Pratiques, discours et représentations de la norme : une Approche GenréE) devient l’occasion d’emprunter une voie originale par rapport à notre recherche de référence. Plutôt que de chercher les limites de la langue juridique actuelle pour chercher ensuite d’éventuelles alternatives, nous choisissons dans cette présentation de repérer les différences entre, d’une part, les effets de la langue juridique actuelle sur l’égalité de genre et, d’autre part, les effets d’une langue juridique réécrite par nous-même à partir de formes linguistiques plus inclusives et déjà employées dans différents contextes sociaux. À cette fin, nous sélectionnerons des articles du Code du travail comme supports à partir desquels appliquer notre comparaison. Nous envisagerons différentes propositions de réécriture inclusive (I), avant d’analyser ce que cela apporte à l’analyse de ces textes en termes d’égalité de genre (II). Enfin, ce travail permettra de soulever un argument interdisciplinaire majeur en faveur d’éventuels projets de transformation inclusive du droit (III).
1. Modélisations d’une langue juridique inclusive en droit du travail
Nous révélerons les lacunes d’un corpus juridique français de manière inédite : à partir de sa réécriture dans un format inclusif. Nous élaborerons à cette fin une comparaison entre la forme actuelle de la langue juridique et la forme qu’elle pourrait prendre à partir de différentes alternatives déjà employées en droit ou par ailleurs dans d’autres structures sociales. Cela permettra d’envisager concomitamment les insuffisances de langue juridique au regard des effets que cette dernière opère sur la structure juridique, ainsi que les pistes linguistiques inclusives qui s’ouvrent pour répondre à ces problèmes. À partir de trois articles du Code du travail (A), nous choisirons quatre formes linguistiques d’inclusivité (B) afin d’obtenir différentes modélisations inclusives du corpus juridique (C).
1.1. Présentation du corpus juridique
Pour interroger l’égalité de genre à travers la rédaction juridique, nous avons choisi trois articles successifs du Code du Travail qui prévoient un régime juridique spécifique pour la femme salariée enceinte. Dans les articles L. 225-3, L. 1225-4 et L. 1225-4-1, les thématiques de travail, de discrimination (et subordination), de grossesse et de parenté sont croisées avec des termes genrés. Ces articles sont donc propices à une étude de l’égalité au regard de la situation des femmes mais également des personnes LGBTQI+. En effet, le droit du travail français est un champ juridique dans lequel on observe de nombreux conflits relatifs aux discriminations. Par conséquent, c’est un champ dans lequel le droit sur les discriminations est particulièrement développé, notamment dans un objectif d’égalité de genre. Les articles sélectionnés portent de plus sur la grossesse et la parentalité, sujets profondément genrés en France. L’intérêt de choisir un corpus en droit du travail est également soutenu par l’importance qu’a l’état civil dans ce domaine, ainsi que par la nécessité d’identification des personnes.
Articles L. 1225-3, L. 1225-4 et L. 1225-4-1 :
Lorsque survient un litige [...]. Lorsqu’un doute subsiste, il profite à la salariée enceinte.
Aucun employeur ne peut rompre le contrat de travail d’une salariée lorsqu’elle est en état de grossesse [...].
Aucun employeur ne peut rompre le contrat de travail d’un salarié pendant les dix semaines suivant la naissance [...].
Le principe des articles mentionnés vise à lutter contre une discrimination orientée à l’encontre des femmes. Il s’agit de protéger les femmes salariées enceintes contre le refus d’embauche au motif de leur grossesse, ainsi que de leur licenciement au même titre. Pourquoi examiner des articles destinés à favoriser l’égalité de genre ? Si les passer au crible du principe d’égalité de genre peut sembler paradoxal, cela est pourtant nécessaire. D’une part, ce n’est pas directement l’article ou son objectif que nous examinons, mais bien la langue dans laquelle il est écrit. D’autre part, comme nous l’avons rappelé, l’égalité de genre ne se mesure pas seulement au regard de la situation des femmes : les identités non-binaires sont également à prendre en considération.
1.2. Présentation de quatre formes linguistiques d’inclusivité
Le but étant d’examiner dans une démarche comparative la mesure dans laquelle ce corpus juridique répond au principe d’égalité de genre, nous proposons de dégager préalablement les formes linguistiques d’inclusivité à partir desquelles rédiger le support de comparaison. Nous relevons en particulier quatre formes linguistiques d’inclusivité aujourd’hui employées dans différentes structures sociales :
1) ÉPICÈNE
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La forme épicène, relativement courante en droit, repose sur « les mots qui peuvent avoir plusieurs genres mais dont la morphologie ne varie pas en genre » (Alpheratz, 269).
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On la trouve dans différents domaines du droit, par exemple dans le Code de la santé publique : « une diminution d’autonomie d’une personne » (Article R. 4311-3, Alinéa 1).
2) PARITÉ LINGUISTIQUE
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La parité linguistique, quant à elle, est la « juxtaposition systématique de la forme féminine et masculine » (Baurens, 364).
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Elle peut déjà être trouvée dans de rares énoncés juridiques, tels que : « L’exercice de la profession d’infirmier ou d’infirmière » (Code de la santé publique, Article R. 4311-1, Alinéa 1).
3) POINT MÉDIAN
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Le point médian est un signe typographique qui permet d’« insérer ou ajouter une marque morphologique d’un genre autre que celle du masculin au sein ou à la fin déjà fléchi à ce genre. » (Alpheratz, 227).
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Ainsi lit-on « cher·es étudiant·es » dans des messages électroniques envoyés par l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne.
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Le point médian est une forme qui n’apparaît cependant pas dans la langue juridique française, alors même qu’elle foisonne dans de nombreuses autres structures sociales : associations, administrations universitaires, et même dans la jurisprudence canadienne francophone (Lessard et Zaccour 2021, 131) !
4) SYSTÈME AL
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Le Système Al est une forme inclusive moins connue mais dont l’usage ne cesse de croître. C’est un système de langue française qui a vocation à n’inclure aucun mot genré concernant les personnes.
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Il est proposé par lu2 linguiste Alpheratz à partir de son travail d’observation, de répertoriage et de systématisation des occurrences linguistiques françaises non-binaires et dégenrées.
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Les communications employant ce type d’inclusivité s’inscrivent la plupart du temps dans des mouvements féministes et queer, dans le domaine associatif mais également universitaire.
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Quant au fonctionnement technique de cette forme inclusive, le Système Al allie d’une part des « flexions au genre neutre avec les morphèmes x, z, æ » avec d’autre part un « système de flexion qui procède en dotant des suffixes qui varient en genre en français standard d’une variation morphologique de neutre en a, (u, i ou o) al, an, ane, aine ou aire. » (Alpheratz, 289).
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Nous pourrions citer à titre d’exemples les nombreuses occurrences relevées par Alpheratz dans son enquête de terrain sur l’utilisation de formes non-binaires et dégenrées, telles que : « Als cachent leur peine aux amiz » (2018, 381).
1.3. Modélisations inclusives des articles du Code du travail
Procédons à présent aux modélisations de réécriture inclusive des articles du Code du travail à partir de ces quatre formes dans le tableau suivant.
Tableau 1 : Modélisation de la réécriture des articles L. 1225-3, L. 1225-4 et L. 1225-4-1 du Code du travail selon quatre formes linguistiques d’inclusivité
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Article du Code du travail |
Forme de (ré)écriture |
(Ré)écriture |
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Article L. 1225-3 |
Originale |
Lorsque survient un litige [...]. Lorsqu’un doute subsiste, il profite à la salariée enceinte. |
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Épicène |
Lorsque survient un litige [...]. Lorsqu’un doute subsiste, il profite à la personne salariée enceinte. |
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Parité linguistique |
Lorsque survient un litige [...]. Lorsqu’un doute subsiste, il profite à la salariée enceinte ou au salarié —?—. |
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Point médian |
Lorsque survient un litige [...]. Lorsqu’un doute subsiste, il profite à la/au salarié·e —?—. |
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Système Al |
Lorsque survient un litige [...]. Lorsqu’un doute subsiste, il profite à lu salariæ enceinx. |
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Article L. 1225-4 |
Originale |
Aucun employeur ne peut rompre le contrat de travail d’une salariée lorsqu’elle est en état de grossesse [...]. |
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Épicène |
—?— ne peut rompre le contrat de travail d’une personne salariée lorsqu’elle est en état de grossesse [...]. |
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Parité linguistique |
Aucun employeur, aucune employeuse, ne peut rompre le contrat de travail d’une salariée ou d’un salarié lorsqu’elle ou il est en état de grossesse [...]. |
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Point médian |
Aucun·e employeur·euse, ne peut rompre le contrat de travail d’un·e salarié·e lorsqu’iel est en état de grossesse [...]. |
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Système Al |
Aucan employaire ne peut rompre le contrat de travail d’an salariæ lorsqu’al est en état de grossesse [...]. |
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Article L. 1225-4-1 |
Originale |
Aucun employeur ne peut rompre le contrat de travail d’un salarié pendant les dix semaines suivant la naissance [...]. |
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Épicène |
—?— ne peut rompre le contrat de travail d’une personne salariée pendant les dix semaines suivant la naissance [...]. |
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Parité linguistique |
Aucun employeur, aucune employeuse, ne peut rompre le contrat de travail d’un salarié ou d’une salariée pendant les dix semaines suivant la naissance [...]. |
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Point médian |
Aucun·e employeur·euse, ne peut rompre le contrat de travail d’un·e salarié·e pendant les dix semaines suivant la naissance [...]. |
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Système Al |
Aucan employaire ne peut rompre le contrat de travail d’an salariæ pendant les dix semaines suivant la naissance [...]. |
2. Analyse de l’égalité de genre à partir de modélisations inclusives
Que nous révèle alors la réécriture inclusive de ce corpus, pourtant d’emblée destiné à limiter des inégalités de genre ? Les modélisations à partir des quatre formes linguistiques d’inclusivité nous permettent d’interroger le bien-fondé de l’utilisation de mots genrés (A), du masculin générique (B), mais également la manière de se rapporter à la grossesse (C). Cette analyse permet ensuite de souligner les différentes conceptions de l’égalité et de l’inclusivité dans la langue telles que reflétées par les différentes formes linguistiques d’inclusivité (D).
2.1. Les mots unigenrés
Dans les deux premiers articles, la rédaction épicène est marquée par la disparition des formes féminines (« la salariée enceinte », « elle »). Si le remplacement par le terme épicène « personne » semble nuancer le sens de l’énoncé sans réelle conséquence, il cache pourtant une différence véritable de représentation sociale, voire d’application juridique. Cette différence est flagrante si l’on s’intéresse à la réécriture des articles selon la parité linguistique (« la salariée enceinte ou au salarié —?— ») : la juxtaposition des formes féminine et masculine opère un contraste qui nous donne l’occasion de rappeler qu’en droit positif, les sujets ciblés comme pouvant se prévaloir de ces droits sont les femmes uniquement. Lutter contre des discriminations à l’encontre des abus liés à la grossesse est un droit genré au féminin. Qu’en est-il des personnes enceintes non-femmes ? Si l’égalité de genre semble être l’objectif des articles suscités en prévenant les discriminations à l’encontre des femmes, il apparaît néanmoins que le cas de certaines personnes n’est pas pris en compte dans cette notion d’égalité. C’est le cas des personnes dont le « sexe » mentionné à l’état civil n’est pas féminin, qu’il s’agisse de personnes trans pouvant être enceintes ou simplement de toute personne en mesure d’être enceinte sans pour autant être inscrite comme femme à l’état civil. Une telle diversité de situations personnelles peut notamment être rapportées aux procédures de changement de la mention de sexe à l’état civil qui diffèrent les unes des autres à travers le monde, mais également à la diversité des types de mentions qui peuvent figurer sur cet état civil (femme, homme, neutre, vide...). La binarité de genre est ainsi dépassée dans les structures juridiques suivantes : Allemagne, Australie, Bangladesh, Canada, Inde, Kenya, Malte, Népal, ou encore Pakistan (Moron-Puech, n. 12). Le droit français pourrait donc être confronté à des ressortissants·es de ces États, ce qui demande d’anticiper légalement ces situations.
Malgré cet argument de droit comparé, ne pourrions-nous pas rétorquer que si de telles situations se présentent, l’application des articles L. 1225-3 et L. 1225-4 serait élargie à toute personne enceinte, simplement grâce à l’interprétation qui sera faite de l’expression « salariées enceintes » ? Pourquoi ne pas laisser ce problème aux juridictions et au phénomène d’interprétation ? Rappelons même que l’interprétation est essentielle à l’application du droit au point parfois que certaines « différences d’énoncés » n’ont pas d’importance considérable « sur les sens et sur les comportements d’observance des acteurs juridiques » (Amselek, 69–70). Ainsi, ne serait-ce pas du pareil au même que d’écrire « salariée enceinte » ou « personne salariée enceinte » dans les textes codifiés ? Avant de conclure trop abruptement, il nous faut évaluer ce qui détermine la question de l’interprétation du texte. Selon le juriste Paul Amselek, l’interprétation juridique est soumise à trois types de « contraintes pesant sur les interprètes juridiques » (601) : premièrement les énoncés juridiques, secondement « la communauté de communication entre les interprètes et les auteurs des textes juridiques » (602), et troisièmement les contraintes sociales. En quoi consistent concrètement ces trois contraintes pour notre cas d’étude ? Premièrement, les énoncés de notre corpus juridique sont bien genrés au féminin, ce qui nous oriente plutôt vers leur application uniquement en faveur des femmes. Secondement dans le même sens, l’objectif initial de ces textes rejoint une perspective de lutte contre les discriminations à l’encontre des femmes précisément. Nous pouvons l’induire de l’Article L. 1142-3 du Code du travail, qui dispose à l’alinéa 1 qu’aucune distinction de sexe ne peut être opérée dans des conventions, puis qui précise à l’alinéa 2 que cela ne s’applique pas concernant notre corpus juridique dans la mesure où cela concerne « la protection de la grossesse et de la maternité. ». Dans cette perspective, en droit du travail, la grossesse et la maternité revêtent donc bien une orientation féminine. Troisièmement, c’est au plan des contraintes sociales que l’orientation des articles pourrait être inverse : vers une extension à des personnes qui ne sont pas reconnues comme femmes à l’état civil. Ces contraintes sociales peuvent, en effet, englober l’évolution de la demande sociale en particulier féministe et queer. Nous avons mis en exergue dans une enquête sociologique cette montée de revendications féministes et queer pour l’inclusion de toutes les personnes dont les femmes trans et personnes non-binaires (Mascarenhas 2020)3. Compte tenu, d’une part, de la mise en lumière par le droit comparé de l’existence d’états civils sans mention ni femme ni homme, et d’autre part des trois types de contraintes appuyant l’interprétation dans des sens différents, il semble qu’il ne soit pas possible d’obtenir une véritable compréhension, ni une prévisibilité de l’applicabilité de la norme juridique liée aux énoncés genrés de notre corpus juridique. Nous pourrions alors nous interroger sur le risque de contrevenir au principe de sécurité juridique et d’obtenir un vide juridique. Or, la notion de vide juridique étant tiraillée entre une acception relative au « non-droit » (en théorie du droit et en sociologie) et une acception relative au « besoin de loi » (en politique et dans les médias, souvent en cas de nouvelles situations sociales) (Ho Dinh), l’argument du vide juridique peut se heurter à l’hypothèse selon laquelle l’étendue de l’application des articles du Code du travail revient aux juges, ce qui implique d’attendre qu’un cas se présente aux juges. Encore faut-il que des personnes osent saisir ces juridictions. Or, ce qui est davantage certain, c’est que le doute qui porte sur les textes codifiés du Code du travail (concernant l’étendue de l’application juridique de ces articles : à des hommes et personnes non-binaires) pourrait dissuader des personnes enceintes non-femmes de s’en prévaloir : soit parce qu’elles pensent être exclues des droits énoncés par la forme féminine (Mascarenhas 2020, 89), soit parce qu’elles se doutent qu’elles devront redoubler d’efforts par rapport aux femmes (pour qui l’accès à ces droits est déjà semé d’embûches). Une codification législative plus inclusive est bien l’objet du manquement, pas seulement une décision juridictionnelle.
2.2. Le masculin générique
Outre les manquements repérés dans notre corpus juridique qui peuvent avoir des répercussions directes sur le plan de l’application via le processus d’interprétation juridique, la question de l’inclusion dans notre corpus peut également être l’occasion de rappeler sa corrélation avec l’égalité de représentation mentale et sociale des personnes. Plusieurs travaux ont notamment montré l’impact genré de l’usage du masculin générique en français : on peut citer les études de Pascal Gygax et Ute Gabriel, par exemple celle de 2008 intitulée « Can a group of musicians be composed of women? Generic interpretation of French masculine role names in absence and presence of feminine forms. ». En droit, une inclusion linguistique médiocre impacte aussi indirectement la pratique des personnes, notamment des juristes, parfois jusqu’à obtenir des expressions, des discours ou des applications sexistes dans les tribunaux et cours (Lessard et Zaccour 2017). Quels mots peuvent alors être supports à de tels manques dans le corpus juridique que nous étudions ?
Intéressons-nous de nouveau à la forme épicène, cette fois-ci des articles L. 1225-4 et L. 1225-4-1. Bien que la réécriture épicène permette d’indiquer le manque d’inclusion des personnes non-femmes en proposant des termes ne référant à aucun genre en particulier, ce qui apparaît néanmoins ensuite est l’insuffisance de cette forme de réécriture pour proposer des alternatives à l’ensemble exhaustif des termes genrés de la langue juridique. Ainsi se pose la question suivante pour notre corpus : par quoi remplacer « l’employeur » si ce n’est par de longues périphrases (comme, par exemple: « la personne juridique qui emploie » ou « la personne en qualité d’employer »...) ? La parité linguistique ne rencontre pour sa part pas ce problème ; c’est donc elle qui attire notre attention sur un manque au niveau du terme « employeur ». Il est en effet plus aisé de trouver les mots dans une réécriture paritaire dans la mesure où la parité linguistique consiste généralement à envisager un retour à des mots oubliés ou expressément enterrés (par exemple : on peut penser à « autrice »), et rarement à quelques néologismes, comme l’explique sa défenseuse, l’historienne Eliane Viennot (106–107). En proposant d’ajouter la forme féminine « employeuse », la parité linguistique révèle une représentation inégalitaire entre les genres femme et homme. Il est à la fois étrange et banal qu’un énoncé juridique, initialement à vocation d’égalité femmes-hommes, ne respecte pas cette conception de l’égalité au plan linguistique. Enfin, si l’on en vient maintenant à la réécriture à point médian de ces articles juridiques, elle soulève la même insuffisance que celle de la parité linguistique, quoiqu’elle puisse être un peu plus inclusive. En effet, une personne non-binaire, interrogée dans le cadre d’un entretien semi-directif sur la rédaction de ces textes, avait précisé la chose suivante : à choisir entre parité linguistique et point médian, la seconde option est préférable car elle permet de combiner les marques féminines et masculines au point d’envisager des identités de genre non-binaires qui ne soient ni uniquement féminines, ni uniquement masculines (Mascarenhas 2020, 36). Cette personne illustrait son propos de la sorte : dans ses messages écrits, le point médian lui permet d’afficher « une double identité masculine et féminine » : « J’allais pas dire “je suis désolé et désolée” [rire]. Cela n’a pas le même sens. ». Si cette différence pratique entre point médian et parité linguistique peut sembler anecdotique, elle permet pourtant d’obtenir une meilleure inclusion (de certaines personnes non-binaires). Il n’en reste pas moins que c’est seulement avec le Système Al qu’est rempli l’objectif d’égale représentation entre tous les genres quels qu’ils soient. Autrement dit, faute d’alternative proposée par la version épicène pour le terme « employeur », seul le Système Al parvient à une réécriture complète des textes sans présomption de genre avec le terme « employaire ». Seul ce système permet donc de cibler les mots des énoncés juridiques qui manquent d’inclusion. Les autres formes de réécriture permettent néanmoins de présenter des manquements à l’égalité sous des conceptions différentes (par exemple : égalité seulement entre femmes et hommes pour la parité linguistique).
2.3. Le champ lexical de la grossesse
Enfin, nous pouvons dire quelques mots sur la terminologie relative au champ lexical de la grossesse. Dans la version originale du corpus, nous trouvons les termes « enceinte » (Article L. 1225-3) ainsi que « en état de grossesse » (Article L. 1225-4). En passant à des versions plus inclusives, nous remarquons que seul le mot « enceinte » est modifié, tandis que le groupe de mots « en état de grossesse » est conservé. Que cela signifie-t-il ? D’abord, cela indique que les mots « en état de grossesse » sont déjà non-discriminants, n’excluant aucun genre, au contraire de « enceinte » qui est un adjectif accordé au féminin. Pour désigner un même état de la personne, l’utilisation de termes comme « en état de grossesse » semble être à privilégier dans l’objectif de l’égalité de genre. Ensuite, nous observons que les formes plus inclusives de « enceinte » conduisent à des difficultés. Si ce n’est pas le cas pour la réécriture épicène « personne salariée enceinte », cela l’est davantage pour la parité linguistique et le point médian puisqu’on s’interroge sur la possibilité d’utiliser le terme « enceint ». Dans la mesure où cet adjectif est de plus en plus employé au masculin dans différents domaines (médias, associations...), une évolution linguistique est envisageable. Enfin, pour éviter toute présupposition de genre, la réécriture suivant le Système Al propose la forme « enceinx ». À moins qu’il s’agisse de visibiliser particulièrement la possibilité de l’application aux hommes des articles en apposant à la forme féminine la forme masculine (« la salariée enceinte ou le salarié enceint ») pourquoi ne pas s’en tenir à l’expression « état de grossesse » que le droit emploie déjà et qui, en ne préjugeant d’aucun genre, les englobe tous ?
2.4. Différentes conceptions de l’égalité de genre et de l’inclusivité
En révélant les lacunes du corpus juridique, notre comparaison a dans le même temps mis en exergue les avantages et inconvénients des différentes formes linguistiques d’inclusivité alternatives. Il en ressort principalement que ce n’est pas la même conception de l’inclusivité ou de l’égalité qui est défendue, et cela illustre bien que l’inclusivité de la langue impacte l’égalité en droit. C’est ainsi que l’on en vient à interroger l’égalité de genre en droit suivant le principe d’inclusivité linguistique.
Tableau 2 : Visibilité et égalité de genre en fonction de quatre formes linguistiques d’inclusivité
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Forme linguistique d’inclusivité |
Visibilité des genres |
Égalité de genre & Non-discrimination |
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Épicène |
Non |
Oui |
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Parité linguistique |
Partiellement |
Partiellement |
|
Point médian |
Partiellement |
Partiellement |
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Système Al |
Non |
Oui |
En envisageant une réécriture plus inclusive du droit, pouvons-nous relever des apports comparables à ceux que nous avons mis en évidence concernant les trois articles de notre corpus ?
3. Pour une transformation inclusive du droit : le principe de Réduction au Critère Déterminant
Quel est l’intérêt de passer l’ensemble de la langue juridique au crible du principe d’égalité de genre ? Nous proposons de montrer les questions qui doivent se poser, et qui justifient cette réécriture inclusive du droit. Concrètement, cela se traduira par l’élaboration d’un principe interdisciplinaire (A) utile pour planifier tout projet de transformation inclusive du droit (B).
3.1. Construction interdisciplinaire du principe de Réduction au Critère Déterminant
Nous articulerons notre propos autour d’un principe construit au croisement des disciplines que sont la linguistique, la sociologie et le droit : le principe de Réduction au Critère Déterminant (Mascarenhas 2020, 46). L’idée est qu’en adoptant une approche interdisciplinaire, nous puissions solidifier l’argumentation pour une langue juridique plus inclusive, et ce en s’intéressant à chaque fois aux objectifs de la norme juridique soutenue par un énoncé. C’est ainsi que nous avons construit ce principe au croisement de trois disciplines.
1) SOCIOLOGIE
La sociologie est le point de départ de l’élaboration du principe de Réduction au Critère Déterminant. En parcourant les sites internet d’associations féministes et queer dans notre recherche antérieure, et en nous rendant nous-mêmes dans des espaces associatifs, nous avons pu relever une demande sociale concernant les énoncés juridiques. Cette demande est celle de faire lumière sur les marques de genre de la langue juridique qui ne semblent pas justifiées, et pourtant qui peuvent avoir des conséquences juridiques. Sans surprise, la maternité était particulièrement montrée du droit : pourquoi parler de femme enceinte alors que ce qui devrait déterminer l’application de la loi est le fait d’être enceint·e ? Mais également : pourquoi parler d’hommes et de femmes, et pas simplement de manière plus inclusive de personnes, d’êtres humains ou d’individus ? L’idée dénoncée est que les énoncés juridiques surabondent en sens par rapport à l’objectif des lois, ce qui met en danger l’égalité réelle de genre. C’est bien cette demande sociale, que nous avons repérée dans notre enquête sociologique qui initie dans un premier temps le questionnement de l’inclusivité de la langue juridique, et invite à le penser suivant l’idée d’une réduction au critère déterminant.
2) LINGUISTIQUE
Au plan, linguistique, c’est le principe d’économie du langage (Passy) qui nous permet de mettre en avant la demande sociale que nous venons d’évoquer. Ce principe linguistique consiste à faire état de la tendance de la langue à évoluer en se « [débarrassant] de ce qui est superflu [et en mettant] en relief ce qui est nécessaire. » (Passy, 227). L’exclusion du superflu peut renvoyer à ce qui ne détermine pas vraiment l’emploi de mots (par exemple : « enceint·e »), tandis que la mise en avant de ce qui est nécessaire peut renvoyer à ce qui détermine vraiment l’emploi de mots (par exemple : « femme »). D’une certaine manière, le principe d’économie du langage permet donc de redoubler l’argument sociologique présenté précédemment par un argument linguistique en faveur de la réduction de l’énonciation des normes au critère déterminant.
3) DROIT
Enfin, ce qui rejoint cette demande de réduction au critère déterminant est le contrôle de proportionnalité4 Ce mécanisme, particulièrement développé en droit européen, consiste à vérifier que les distinctions et catégorisations opérées ne doivent pas être effectuées de manière disproportionnée par rapport aux objectifs de la loi. On peut repérer une tendance à considérer la proportionnalité des lois au-delà de l’Europe. Précisément sur l’écriture genrée du droit, une décision a été prise par la Cour Suprême des États-Unis (General Electric Company v. Gilbert, 7 décembre 1976) par laquelle les termes « pregnant person » ont été jugés trop restrictifs par rapport à l’objectif d’étendue de la norme, en conséquence de quoi c’est le terme épicène « person » qui a été mis en avant.
Figure 1 : Principe de Réduction au Critère Déterminant au croisement de trois disciplines
3.2. Une transformation inclusive du droit par application du principe de Réduction au Critère Déterminant
Avec l’ensemble des trois disciplines, on retrouve une considération importante pour ce qui détermine vraiment l’emploi de mots en droit. En construisant le principe interdisciplinaire de Réduction au Critère Déterminant, s’ouvre finalement la possibilité d’envisager une démarche qui soit applicable pour tout énoncé juridique. Cette démarche consiste à confronter les mots utilisés dans l’énoncé juridique avec les objectifs de l’élaboration de la norme, en vue de vérifier si les distinctions de genre sont justifiées. Cette justification s’appréhende de deux manières : en vérifiant que les mots n’outrepassent pas le but premier de la norme, et en érigeant uniquement des distinctions de genre qui ont été explicitement interrogées et choisies. Toute initiative consistant à favoriser l’égalité de genre en droit, et en particulier en jurilinguistique, peut s’inspirer de ce principe interdisciplinaire. Cela nous conduit ainsi à l’ébauche d’une méthode générale pour s’attaquer aux inégalités genrées du droit, et plus spécifiquement, à la transformation de la langue juridique.
4. Conclusion
Nous avons éclairci le principe d’égalité de genre par lequel interroger le droit au plan linguistique : il s’agit de le penser soit en termes de visibilité, soit en termes de non-discrimination. Rappelons qu’en traitant de principe d’égalité de genre, les différentes identités de genre doivent être prises en compte, qu’elles correspondent ou non à des normes sociales binaires. À partir du principe d’égalité tel que nous le délimitons, nous avons réussi à faire émerger des insuffisances dans la langue juridique française, et ce dans une démarche particulière : par contraste avec différentes réécritures inclusives du droit.
Cette comparaison par contraste a également permis de mettre en exergue des enjeux, avantages et inconvénients de chacune de ces formes inclusives. Ainsi, le principe de Réduction au Critère Déterminant permet de donner les moyens d’assurer davantage la concordance de la langue juridique avec des objectifs juridiques, politiques et sociaux se rapportant à l’égalité, de donner des outils pour limiter l’arbitraire et solidifier le fondement des textes juridiques.
Bien que la comparaison des énoncés juridiques français actuels avec leurs différentes modélisations de rédaction inclusive se limite à un corpus juridique réduit5 et à des champs lexicaux restreints, elle réussit à offrir une approche originale de l’inclusivité du droit et invite à poursuivre les réflexions sur les possibilités de transformation plus inclusive du droit6 ses modalités et ses effets.

