À la question qui nous est posée, celle de savoir comment et pourquoi le droit d’un État autorise des exceptions juridiques territoriales, le statut si particulier de la Nouvelle-Calédonie au sein de l’État unitaire français apporte une réponse multidimensionnelle. L’accord de Nouméa, retranscrit dans la loi organique de 1999 (v. infra), est le reflet d’une société complexe, du fait principalement de son histoire, celle de la colonisation. Le texte y concrétise un pluralisme juridique, c’est-à-dire l’existence de systèmes juridiques différents, sur cette partie du territoire, de celui du cadre étatique général (PARISOT et SANA-CHAILLÉ DE NÉRÉ, 2021).
Si l’équilibre entre le cadre unitaire et la prise en compte de singularités historiques et locales constitue une tension traversant toute l’évolution constitutionnelle des outre-mer français, celui consacré dans le Titre XIII de la Constitution, au prix de luttes politiques et même de tragédies, en illustre le point de rupture. La Nouvelle-Calédonie est aujourd’hui partie d’un processus qui la place dans une zone grise entre l’autonomie la plus poussée et l’accès à l’indépendance. Le résultat de la consultation du 4 octobre 2020 sur l’accession de l’île à la pleine souveraineté – 53,26 % pour le non et 46,74 % pour le oui (Journal officiel du 8 octobre 2020) – n’apporte à ce stade pas de réponse quant à l’avenir institutionnel de l’archipel. Au moment de la rédaction de cette contribution, une troisième consultation serait organisée le 12 décembre 2021, en conformité avec les termes de l’accord de Nouméa. Ce dernier scrutin entraînera probablement lui-même une période d’incertitude, dans un sens ou dans un autre, puisque même l’indépendance permet d’imaginer des statuts différents, comme celui par exemple d’un État associé. La transition constitutionnelle de l’archipel est en tous cas loin d’être terminée et s’accompagne de complexes questions juridiques pour l’instant sans réponse (Chauchat, 2018). En outre, le scrutin apparaît surtout comme étant le résultat d’une population clivée par la question posée.
En prenant la liberté d’inverser les deux branches de la problématique formulée dans l’intitulé du colloque, nous commencerons par revenir brièvement sur le passé du « Caillou », et sur les effets de son histoire coloniale en droit international, pour comprendre pourquoi l’État français a dû faire du « sur mesure » pour organiser ses rapports avec la collectivité, et permettre qu’y soit appliqué un droit différent du droit métropolitain (1), avant d’expliquer les modalités des spécificités juridiques néo-calédoniennes (2).
1. Les origines des spécificités du droit applicable en Nouvelle-Calédonie : un processus de décolonisation saisi en droit interne et en droit international
L’exception que constitue la Nouvelle-Calédonie au sein de la République française est le résultat du destin tout particulier de cette terre du Pacifique (A). Si le droit constitutionnel français a fini par reconnaître un statut sans précédent au « Caillou », c’est à la fois pour répondre aux tensions et évènements très graves nés de revendications politiques concurrentes, mais aussi parce qu’il y a été obligé par le droit international, dans ses règles relatives à la décolonisation. Le droit international n’envisage pas la Nouvelle-Calédonie comme n’importe quelle partie du territoire français, pas plus qu’il ne traite ses habitants de la même façon. Il attribue à l’un et aux autres respectivement un statut et des droits particuliers. Ainsi, si le droit applicable en Nouvelle-Calédonie est différent du droit métropolitain, c’est aussi parce que le droit applicable à la Nouvelle-Calédonie est autre.
Cette distinction se reflète dans l’ordre juridique interne. Le cadre unitaire français a donc dû montrer une flexibilité capable d’intégrer ces obligations, bien que le processus de décolonisation y soit encore considéré comme inachevé par l’ONU. Ainsi, à l’instar d’autres îles inscrites sur la liste spéciale onusienne, la Nouvelle-Calédonie est à la fois une collectivité jouissant d’une large autonomie au sein de la République, et un territoire considéré comme non-autonome au sein de la société internationale (B).
1.1. La seule colonie de peuplement restée au sein de la République française
L’histoire calédonienne a été l’objet de nombreuses études menées par des chercheurs locaux, métropolitains ou étrangers (Chappell, 2017 ; Gay, 2014). Si l’on en détache les éléments les plus marquants, il convient d’abord de rappeler que la Nouvelle-Calédonie est découverte par les Européens au cours du XVIIIe siècle, comme les autres îles océaniennes. Son destin est ainsi lié au second empire colonial français.
En 1774, le célèbre navigateur James Cook aborde cette terre habitée par les Kanak, peuple descendant des Lapita, groupes austronésiens arrivés dans les îles du Pacifique entre 4500 et 3000 avant JC, dont on a retrouvé notamment les traces de poteries caractéristiques (Noury et Galipaud, 2011). Les côtes de l’archipel lui rappelant celles de l’Écosse (caledonia en latin), il lui donne son nom actuel. Après une succession d’explorations et de missions religieuses, notamment britanniques, c’est finalement la France qui en prend officiellement possession en septembre 1854, par l’intermédiaire du contre-amiral Febrier-Despointes. Des colons libres, mais surtout des bagnards y sont alors envoyés pour assurer le peuplement du territoire. Parmi ces derniers, de nombreux communards, dont Louise Michel, qui témoignera dans ses mémoires des années passées en tant que prisonnière à l’« île Nou », site sur lequel est aujourd’hui construite l’Université de la Nouvelle-Calédonie (Michel, 1886).
La Nouvelle-Calédonie est la troisième colonie française de peuplement avec le Québec et l’Algérie. Dans une région où les puissances britannique et française se retrouvent en concurrence, les États ont à cœur d’assoir un pouvoir économique, mais aussi une présence humaine. De ce point de vue, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et la Nouvelle-Calédonie partagent des points communs dans leur statut de territoire colonisé. Les prisonniers participent à divers grands travaux, notamment de construction d’infrastructures routières. À leur libération, certains bénéficient de concessions terriennes, et d’autres espaces sont spoliés aux Kanak pour les donner aux colons libres, incités à venir depuis la métropole (Mohamed-Gaillard, 2015). Le code de l’indigénat y est mis en place en 1887, infligeant à la population autochtone le cantonnement dans les réserves, la marginalisation sociale, ou encore le contrôle des déplacements.
Après la Seconde Guerre mondiale, l’évolution constitutionnelle des outre-mer français connaît un tournant avec le vote de la Constitution de la IVe République, et emporte dans son élan l’ancienne colonie calédonienne désormais qualifiée de « territoire d’Outre-mer (TOM) ». La nouvelle loi fondamentale s’inscrit dans un mouvement international de reconnaissance du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Le droit international, jadis support des conquêtes occidentales, apparaît désormais comme le protecteur des peuples colonisés, au travers de la création de l’ONU, puis des textes qui y seront plus tard votés par une assemblée composée par un nombre croissant de ces États récemment libérés d’une administration étrangère. Les institutions calédoniennes sont réorganisées après 1956, et le statut est conservé à l’issue d’un vote en 1958.
En réalité, l’autonomie à ce moment concédée sera plus tard remise en cause. Nous y reviendrons plus en détail dans la seconde partie. Les graves tensions politiques de la seconde moitié du vingtième siècle naîtront de ces nouvelles limitations, mais aussi d’un contexte économique. L’essor de l’exploitation du nickel (la Nouvelle-Calédonie possèderait au moins 25 % des ressources mondiales) a également exacerbé les tensions sociales. Après un boom économique initié par la venue des Américains en 1943, puis avec le développement des mines assuré dans sa majeure partie par la société SLN, arrive le temps de la crise pétrolière et de la fin du plein emploi. En outre, de jeunes Calédoniens partent se former en métropole, et en reviennent imprégnés des revendications de mai 68. La répression du « réveil kanak » (Chappell, 2017), ainsi que la contestation du corps électoral, conduiront à de nombreux ressentiments et à des révoltes, jusqu’aux tragiques évènements d’Ouvéa en 1988, quelques jours avant l’élection de François Mitterrand à la présidence. L’accord de Matignon est alors signé le 26 juin par Jacques Lafleur et Jean-Marie Tjibaou, représentants des deux délégations, sous l’égide de Michel Rocard. Le second, figure emblématique de l’indépendantisme et de la lutte pour la reconnaissance de la culture kanak, sera assassiné quelques mois plus tard. Le texte se veut pacificateur. Il est complété le 20 août par l’accord d’Oudinot qui prévoit l’organisation d’un référendum d’autodétermination en 1998.
Les négociations qui suivent aboutissent à la substitution du référendum sur l’autodétermination par la conclusion consensuelle de l’accord de Nouméa en 1998, signé par Lionel Jospin au nom du gouvernement français, qui repousse la consultation entre 2014 et 2018. Et, le 4 novembre 2018, est enfin posée, à un électorat dont la définition a fait l’objet de nombreuses controverses, la question suivante : « Voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté et devienne indépendante ? ». Le résultat du vote, non à 56,4 % des voix, c’est-à-dire une majorité bien en deçà des prévisions, montre le très fort clivage que connaît le pays (Chauchat, 2018), et ne fait qu’ouvrir une nouvelle période de transition. En octobre 2020, l’écart se resserre encore à l’issue de la deuxième consultation (53,26 % pour le non et 46,74 % pour le oui, comme indiqué en introduction). Les premières déclarations des représentants indépendantistes vont dans le sens de l’épuisement des possibilités prévues par l’accord de Nouméa, et donc de l’organisation d’une troisième consultation : selon l’article 217, un nouveau scrutin peut être organisé à la « demande écrite du tiers des membres du congrès, adressée au haut-commissariat, et déposée à partir du sixième mois suivant le scrutin. La nouvelle consultation a lieu dans les dix-huit mois suivant la saisine du haut-commissaire à une date fixée dans les conditions prévues au II de l’article 216 ». Le troisième référendum aurait donc probablement lieu en 2022.
1.2. L’accompagnement onusien de la décolonisation calédonienne
Ainsi que le rappelait Olivier Gohin dans un article de presse commentant le référendum, « l’unité de la République n’est pas son uniformité, l’intégralité de son territoire n’est pas, non plus, son intangibilité » (Le Figaro, 2018). En effet, le cadre unitaire français s’est accommodé de la distinction entre deux catégories d’individus et du régime d’exception au temps des colonies. Il accepte aujourd’hui une pluralité juridique en son sein, et il autorise, voire se prépare, dans certaines conditions, à être amputé d’une partie de son territoire. Tout comme l’unité étatique a autorisé le régime des colonies, l’organisation constitutionnelle de l’État encadre aujourd’hui la mise en œuvre du droit de la décolonisation. Depuis la Constitution de 1946, la France prévoit le cas de l’accession à l’indépendance des populations d’outre-mer dans son ordre constitutionnel. Le préambule du texte de la IVe République dispose que « la France entend conduire les peuples dont elle a pris la charge à la liberté de s'administrer eux-mêmes et de gérer démocratiquement leurs propres affaires ». L’article 53 du texte constitutionnel en vigueur, dont le préambule rappelle lui aussi le principe de la libre détermination des peuples, envisage la cession de territoire à la condition d’avoir reçu le consentement des « populations intéressées ». Cette disposition, comme le rappelle d’ailleurs Olivier Gohin dans l’article précité, a fait l’objet d’une interprétation dans la décision n° 75-59 DC du 30 décembre 1975 relativement à la loi d’autodétermination des îles Comores.
La Nouvelle-Calédonie a disparu pendant de longues années de la liste des territoires non autonomes de l’ONU – dont elle a été implicitement retirée en 1947 –, avant d’y être inscrite de nouveau en 1986, à la demande du Front de libération kanak et socialiste (FLNKS), et avec le soutien obtenu au sein du Forum du Pacifique Sud. Notons que la Polynésie française y est-elle aussi réinscrite depuis 2013. Ainsi, la résolution 41/41 du 2 décembre 1986 affirme « le droit inaliénable du peuple de la Nouvelle-Calédonie à l’autodétermination et à l’indépendance conformément aux dispositions de la résolution 1514 (XV) » (A/RES/41/41A. du 2 décembre 1986). Un an plus tard, la résolution du 4 décembre 1987 demande au gouvernement français de coopérer avec les Nations unies en fournissant les éléments nécessaires (A/RES/42/79 du 4 décembre 1987). Cette inscription a permis un accompagnement du Comité spécialisé (C24) dans le processus de décolonisation de la Nouvelle-Calédonie, notamment par l’intermédiaire de visites et de recommandations variées (Par exemple A/AC.109/2017/11 et A/AC.109/2017/L/11. Voir le rapport de la visite précédant le référendum de mars 2018 : A/AC.109/2018/20). Les pétitionnaires ont également l’opportunité de s’exprimer chaque année devant la quatrième commission de l’Assemblée générale, exercice auquel participent aussi, désormais, les représentants non-indépendantistes. La présence d’observateurs de l’ONU pendant la consultation constitue en outre un moyen de limiter les éventuelles contestations du résultat.
L’accord de Nouméa prend acte de cette nécessaire coopération et fait explicitement référence au droit international de la décolonisation. Son article 3.2.1 précise que « [l]e cheminement vers l’émancipation sera porté à la connaissance de l’ONU », et organise les modalités d’une première consultation sur l’indépendance entre 2014 et 2018 (Accord sur la Nouvelle-Calédonie signé à Nouméa le 5 mai 1998, JORF n° 121 du 27 mai 1998 p. 8039). Le contenu du texte est retranscrit juridiquement dans la longue loi organique de 1999 comptant désormais 234 articles (Loi organique n° 99-209 du 22 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie). Il prévoit en même temps un aménagement sans précédent du cadre unitaire. C’est bien parce qu’il consacre ce processus de décolonisation, et ce « cheminement vers l’émancipation » que l’accord de Nouméa organise le transfert de compétences vers la Nouvelle-Calédonie, immédiat pour certaines, progressif pour d’autres (v. infra), et offre au « pays » la possibilité de légiférer dans les matières non régaliennes, c’est-à-dire toutes les matières (travail, commerce, le domaine public maritime…) à l’exception de la justice, de l’ordre public, de la défense, de la monnaie, ainsi que, dans une certaine mesure seulement, des affaires étrangères (v. infra).
Il convient enfin, pour tenter d’avoir un panorama complet du support du pluralisme juridique propre à la Nouvelle-Calédonie, de replacer la collectivité dans son contexte régional, très éloigné de la métropole.
D’abord, à l’instar d’autres Outre-Mer français, un certain nombre de compétences reconnues dans le domaine de l’action extérieure lui servent à s’intégrer dans son environnement régional, institutionnel et interétatique. Les compétences internationales de la Nouvelle-Calédonie sont particulièrement larges pour une entité non souveraine au sens du droit international. Le titre II, section 2, de la loi organique investit le président de la collectivité de responsabilités substantielles. Outre les compétences mentionnées pour les départements et régions d’outre-mer, le président peut négocier des accords internationaux avec un ou plusieurs États, territoires ou organismes régionaux du Pacifique et avec les organismes régionaux dépendant des institutions spécialisées des Nations unies, dans le domaine de compétence de la Nouvelle-Calédonie, non pas sur autorisation des autorités de la République, mais sur celle du congrès calédonien. Les autorités de la République sont toutefois informées de la tenue de ces négociations, et ce sont elles qui délivrent l’autorisation de signer. La Nouvelle-Calédonie peut également être membre d’organisations internationales à vocation régionale, ainsi que le prévoient les articles 28 et suivants de la loi organique. Elle est, par exemple, membre du forum des îles du Pacifique.
Ensuite, le Pacifique constitue un véritable laboratoire constitutionnel où le pluralisme juridique est très présent, à l’instar de la voisine Nouvelle-Zélande. L’État français concède d’ailleurs des aménagements juridiques originaux et souvent méconnus dans ses autres outre-mer de la région, comme la reconnaissance de l’autorité de rois coutumiers par la loi portant le statut de Wallis-et-Futuna (Loi n° 61-814 du 29 juillet 1961 conférant aux îles Wallis et Futuna le statut de territoire d'outre-mer), ou encore le vote de « lois du pays » (bien que n’ayant pas une valeur législative) par l’assemblée de la Polynésie française (Loi organique n° 2004-192 du 27 février 2004 portant statut d'autonomie de la Polynésie française).
2. Les manifestations des spécificités du droit néo-calédonien
Celles-ci sont nombreuses, et impliquent pour le juriste fraichement débarqué sur l’île de faire un effort conséquent d’adaptation. Nous les présenterons ici en distinguant l’originalité de l’organisation institutionnelle (A), puis des sources du droit applicable (B).
2.1. L’architecture institutionnelle calédonienne
Elle est le résultat d’un processus d’autonomie n’ayant pas connu une évolution linéaire. Supprimées peu après leur promulgation, les dispositions de la loi Defferre ont laissé place au vote des lois Jacquinot en 1963 et Billotte en 1969, reconduisant à la centralisation. La suppression de l’autonomie à cette période est une dimension très importante pour comprendre le contexte politique des revendications ayant suivi (Chappell, 2017), puis la construction institutionnelle consacrée par l’accord de Nouméa.
On y trouve un Congrès composé de 54 « conseillers » (7 pour les Iles Loyauté, 15 pour la Province Nord, et 32 pour la province Sud), élus pour cinq ans, il est renouvelé avec les élections provinciales. Il vote le budget, les lois du pays (ayant valeur législative, v.infra), et les délibérations. Comme dans les régimes parlementaires classiques, son rôle est également de contrôler l’exécutif.
Le gouvernement de la Nouvelle-Calédonie est composé de membres élus au scrutin proportionnel par le Congrès et responsable devant lui. L’ordre du jour de ses réunions est communiqué au représentant de l’Etat, qui peut assister à ses délibérations (article 2.3 de l’Accord de Nouméa). Dans la pratique, la prise de fonction des différents gouvernements a souvent été considérablement retardée par l’élection d’un président (pas de moins de cinq tentatives et autant de moins en 2021 par exemple).
L’accord de Nouméa prévoit également l’institution d’un Sénat coutumier, composé de 16 sénateurs, qui est obligatoirement consulté sur les questions liées à l’identité kanak.
Un conseil économique, social et environnemental, vient compléter ce schéma local. Un haut-commissaire y représente l’État aux termes du titre III de la loi organique de 1999. L’organisation territoriale repose sur le découpage en trois provinces avec chacune une assemblée et un président. Notons enfin qu’il existe également une citoyenneté calédonienne, qui pourrait potentiellement se convertir en nationalité en cas d’indépendance (point 5 final de l’Accord).
2.2. Les sources du droit néo-calédonien
En amont, il convient de préciser que le droit de l’Union européenne, à l’origine d’une part substantielle du corpus juridique en métropole, ne s’applique pas en Nouvelle-Calédonie. La collectivité est en effet liée à l’Organisation européenne par un accord d’association, en tant que PTOM (pays et territoires d’outre-mer), mais elle ne fait pas partie du territoire de l’Union.
Le droit calédonien est avant tout un droit local, construit par l’organe législatif qu’est le Congrès, dans les domaines, nombreux, de compétence de la Nouvelle-Calédonie. L’accord de Nouméa constitue en effet une conciliation sur mesure, avec un contenu juridique étonnant. En plus de prévoir une consultation sur l’accession à la pleine souveraineté, il organise un transfert des compétences non régaliennes vers la Nouvelle-Calédonie, immédiat pour certaines, progressif pour d’autres. Au moment de la rédaction de cette contribution, les transferts ont été réalisés pour toutes les compétences non régaliennes à l’exception de celles de l’article 27 de la loi organique parmi lesquelles on compte l’enseignement supérieur. En septembre 2020, le groupe UC-FLNKS a déposé un projet de texte visant à organiser ce dernier transfert, impliquant dès lors l’avenir de l’Université de la Nouvelle-Calédonie.
Le comité des signataires organise et suit ces évolutions. À l’image du modèle britannique, selon lequel « [j]amais la reine ne retire une compétence cédée à un Dominion », la loi organique consacre l’irréversibilité de ces transferts de compétence, principe rappelé dans l’article 77 de la Constitution (Chauchat, 2011). Le champ d’application du principe, tel qu’invoqué dans l’accord de Nouméa, est discuté quant à savoir s’il s’étend à l’organisation institutionnelle. L’avis du Conseil d’État n° 395203 du 4 septembre 2018 sur l’échéance de l’accord sur la Nouvelle-Calédonie contient des éléments importants en ce sens.
Le Congrès calédonien légifère dans ces domaines, il vote les lois du pays (219 lois du pays ont été votées en 20 ans (David, 2016) et les délibérations (article 22 de la loi organique). Ces textes peuvent reprendre certaines dispositions du droit français, cette fois fondées sur une source différente. Lorsqu’une compétence n’a pas encore entraîné l’intervention du Congrès, le droit français peut être applicable jusqu’au vote d’un texte calédonien (lois et décrets français antérieurs au transfert de compétence étendus dans leur version de l’époque tant que l’épuisement de la compétence n’a pas eu lieu).
De plus, la Nouvelle-Calédonie relève d’un régime dit de « spécialité législative », selon lequel les lois votées par le Parlement français ne lui sont applicables que sur mention spécifique, ce qui entraîne d’ailleurs un certain nombre de lacunes juridiques lorsque cette mention n’existe pas par oubli. Il est en ainsi de certaines lois de ratification de conventions internationales. Seules les lois dites « de souveraineté » lui sont automatiquement applicables, permettant une homogénéité de la reconnaissance des libertés publiques sur l’ensemble du territoire de la République.
Enfin, comme indiqué en introduction, le droit est aussi le reflet de la complexité de la société calédonienne. La coutume y tient une place particulière, tel que l’explique Étienne Cornut dans sa contribution. L’accord de Nouméa reconnaît l’existence juridique d’un peuple kanak et précise que « [l]'organisation politique et sociale de la Nouvelle-Calédonie doit mieux prendre en compte l'identité kanak » (Accord de Nouméa 1). Une longue évolution juridique a permis d’intégrer officiellement le droit coutumier dans l’ordre juridique français. Des droits collectifs sont reconnus sur ce fondement, comme des droits d’usage, et les clans kanak bénéficient d’une personnalité morale en ce qui concerne la gestion foncière (la personnalité juridique de la « tribu » a été reconnue pour la première fois par un arrêté gubernatorial de 1867, mais c’est aujourd’hui le clan qui peut « acquérir des biens, gérer des ressources ou ester en justice » Lafargue, 15). En application de l’article 75 de la Constitution, les personnes peuvent choisir un statut coutumier kanak applicable aux relations de nature civile (Cornut et Deumier, sur le statut coutumier ; voir en particulier la contribution de Bidaud-Garon), et la juridiction des assesseurs coutumiers instaurée en 1982 permet de dire le droit coutumier (Madinier). La prise en compte de la coutume s’inscrit également dans une reconnaissance plus générale du droit des peuples autochtones et du patrimoine culturel (Lafargue).
3. Conclusion
Finalement, le statut sui generis de la Nouvelle-Calédonie pose des questions essentielles sur l’unité de la source normative, l’unicité du pouvoir politique, l’unicité du peuple français, ou encore l’indivisibilité de la République. Il rappelle à quel point la traduction constitutionnelle de l’unité est aujourd’hui éloignée d’une quelconque forme d’uniformité. Les institutions nationales jouent un rôle fondamental dans l’application de ce cadre unitaire à l’expérience extrême de l’autonomie. Le Conseil d’État, dans les avis qu’il rend sur les lois du pays, ou dans ses arrêts, garantit l’égalité des libertés de tous les citoyens et le bon respect de la répartition des compétences. Le Conseil constitutionnel bien sûr, fait office de pivot dans cette difficile articulation, par l’intermédiaire de sa saisine a priori et a posteriori (rappelons que les lois du pays peuvent faire l’objet de QPC). Il reste à savoir si l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie continuera d’étirer ce cadre constitutionnel vers des amplitudes encore inexplorées, ou bien s’il finira par l’en faire s’en émanciper.
