Résumés

Même si elles bénéficient d’une reconnaissance constitutionnelle, les 28 langues kanak ne jouent officiellement qu’un faible rôle en matière de droit et de justice. Ce rôle est pourtant essentiel pour comprendre la coutume et révéler un droit coutumier conforme à celle-ci. À cette fin, les jugements rendus par les juridictions en formation coutumière sont très narratifs et reprennent souvent, dans leur motivation et en langues kanak, les adages et l’imaginaire kanak. Il n’en demeure pas moins que la place des langues kanak dans les mécanismes de production normative coutumière doit être développée.

Even if they benefit from constitutional recognition, the 28 Kanak languages officially play but a small role with respect to law and justice. This role is nonetheless essential to understand the Kanak custom and thereby reveal a customary law in conformity with this one. To this end, judgments delivered by customary courts are highly narrative and often use, in their motivation and in the Kanak languages, the Kanak adages and imaginary. The fact remains that the role of Kanak languages within the mechanisms of customary normative production must be reinforced.

Plan

Texte

Malgré l’affirmation de son caractère « indivisible » inscrit au fronton de sa Constitution (art. 1er al. 1er) dont se déduit, notamment, l’unité normative et l’unité du peuple français autour d’une langue française ayant valeur officielle (Const., art. 2), la France « reconnaît, au sein du peuple français, les populations d’outre-mer, dans un idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité. » (Const., art. 72-3 al. 1er) et des « langues régionales », parmi lesquelles 28 langues vernaculaires kanak, qui « appartiennent au patrimoine de la France » (Const., art. 75-1), à ce « patrimoine linguistique, constitué de la langue française et des langues régionales » (C. patri., art. L1, modifié par la loi n° 2021-641 du 21 mai 2021 relative à la protection patrimoniale des langues régionales et à leur promotion, art. 1er, 1°). À cette fin, la Constitution organise les relations entre l’État et ses collectivités ultramarines. D’une part celles qui relèvent de l’unité législative, tout en bénéficiant d’adaptations mineures (art. 73), d’autre part celles qui relèvent de la spécialité législative, même si l’unité est maintenue en de nombreux domaines (art. 74). Et il y a à part, en orbite, la Nouvelle-Calédonie, régie par le Titre XIII de la Constitution qui lui donne son statut de collectivité sui generis. L’accord de Nouméa du 5 mai 1998, de valeur constitutionnelle, puis la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 qui le met en œuvre, constituent un ensemble de règles qui portent la Nouvelle-Calédonie aux confins de l’autonomie, voire au-delà si le processus référendaire actuellement en cours aboutissait à son indépendance.

Parmi ces marqueurs d’autonomie figurent la reconnaissance, la protection et la mise en valeur de l’identité kanak. Cette valorisation est multiple, elle touche notamment à l’histoire, la géographie et la toponymie, l’architecture, les savoirs traditionnels. Elle concerne également la protection, l’enseignement et la recherche sur les 28 langues kanak, par l’Académie des langues kanak (ALK) et l’Université de la Nouvelle-Calédonie. Elle est aussi juridique, par la consécration d’un véritable ordre juridique coutumier au sein du système juridique français, doté d’institutions et d’autorités coutumières chargées, notamment, de faire vivre la coutume kanak et d’organiser autour d’elle les relations sociales qu’elle embrasse. Sur les terres coutumières (art. 18 de la loi n° 99-209) ou entre les personnes de statut coutumier kanak (Const., art. 75, art. 7 de la loi n° 99-209), la coutume kanak accède au rang de norme, que les juridictions en formation coutumière (i.e. la juridiction civile de droit commun complétée par des assesseurs coutumiers en nombre impair, ayant voix délibérative) doivent appliquer et faire respecter, cette compétence étant constitutionnellement garantie (Cons. const., n° 2013-678 DC, 14 nov. 2013, consid. n° 37). De ce point de vue, la valorisation de l’identité territoriale par le droit, à propos de l’identité kanak est réelle et même, à tout bien comparer, sans égale parmi les Outre-mer français.

Pour autant et si les accords de Matignon-Oudinot de 1988 puis l’accord de Nouméa de 1998 ont redonné à l’identité kanak son rang matriciel du destin commun (ainsi du drapeau qui doit exprimer « l’identité kanak et le futur partagé entre tous », accord de Nouméa point 1.5), sa valorisation juridique demeure insuffisante. Sans doute est-ce consubstantiel au caractère intraétatique du pluralisme juridique calédonien, dès lors que la coutume ne tient pas sa juridicité d’un ordre coutumier autonome, qui définirait lui-même son rôle, ses pouvoirs et son périmètre. Pour autant, une valorisation juridique plus efficiente de l’identité kanak, même en cas de maintien de la Nouvelle-Calédonie dans la France (et surtout en cas de maintien), est non seulement possible sans déroger aux valeurs fondamentales de l’État, elle est en plus indispensable dès lors que le pluralisme juridique calédonien entend consacrer, en dépit de ce maintien dans la France, le destin commun promu par l’accord de Nouméa (sur l’ensemble : Cornut, Deumier 2018).

De ce point de vue, les langues kanak ont un rôle éminent à jouer. Reconnues en tant que « langues de France » par la Constitution (ce qui est logique, mais qui interroge néanmoins au regard du contexte de décolonisation dans lequel l’accord de Nouméa inscrit la Nouvelle-Calédonie), et comme élément de l’identité du peuple kanak par l’accord de Nouméa (préambule, pt. 1 al. 3), jouissant dès lors d’une double garantie constitutionnelle, les langues kanak ne sont cependant valorisées qu’en tant que « langues d’enseignement et de culture » (art. 1.3.3 ; art. 215 al. 2 de la loi n° 99-209) à tout degré de scolarité, faisant l’objet d’une « recherche scientifique et un enseignement universitaire ». De ce point de vue, l’Université de la Nouvelle-Calédonie joue pleinement son rôle en proposant, notamment, des formations nationales sur les cultures océaniennes et kanak, des enseignements en langues kanak, en structurant une équipe de recherche (Eralo) dont l’objectif est de « décrire, documenter, faire (re)connaître et valoriser les langues et sociétés océaniennes ». Mais si la place ainsi garantie aux langues kanak en matière d’enseignement et de culture constitue en soi une avancée notable (sur cette évolution : Vernaudon), les liens entre ces langues et l’ordre juridique coutumier ne sont pas envisagés. S’ils sont réduits, ils sont néanmoins réels mais demeurent assez peu perceptibles (I). Sans doute doivent-ils être davantage valorisés (II).

1. Les langues kanak, miroir du droit coutumier

L’identité kanak est juridiquement valorisée par l’érection de la coutume kanak en norme, pour certaines personnes et dans certains domaines, par la reconnaissance d’institutions et d’autorités coutumières chargées de la définir et de l’appliquer. La diversité linguistique joue un rôle dans la structuration de l’ordre juridique coutumier (A) et les langues kanak permettent, par leurs expressions et adages, de comprendre la coutume et le droit coutumier (B).

1.1.  La diversité linguistique : matrice de la structuration coutumière

Il serait sans doute exagéré, voire erroné, d’affirmer que la diversité des langues kanak traduit une diversité symétrique de la coutume. On ne peut en ce sens qu’être d’accord avec l’affirmation selon laquelle il n’y a pas autant de droits coutumiers que d’aires coutumières (Leca 2019, 80). Il n’en demeure pas moins que cette diversité linguistique a eu et a toujours une influence profonde et réelle sur la structuration du maillage coutumier autant que sur la variété des coutumes. L’absence d’unité politique, qui fut caractérisée par les premiers observateurs, trouve son explication principale dans « la grande diversité des langues vernaculaires » (G. Nicolas, in Cornut, Deumier 2018, 344). À la fin du 19e siècle, le territoire était occupé par « une multitude de tribus qui, presque toutes, ont un idiome à part » (Père Lambert, Mœurs et superstitions des néo-calédoniens, 1900, rééd. 1985, cité par Leca, Gille 2009, 111). Elle explique en grande partie l’absence d’unité de la coutume au-delà de grands principes, désormais formalisés par la charte du peuple kanak, autant que le maintien officiel d’une diversité des coutumes et des institutions et autorités coutumières chargées de les révéler et de les interpréter.

La Nouvelle-Calédonie se caractérise en effet par un maillage coutumier ancien mais toujours actuel, extrêmement complexe, parfois confus. Autorité coutumière traditionnelle, le clan « regroupe toutes les lignées qui se revendiquent d’un ancêtre-esprit commun » (charte, art. 28), sous l’autorité d’un chef de clan. La Nouvelle-Calédonie compterait environ 2400 clans. Les autres autorités coutumières, districts (ou grandes-chefferies) et tribus (ou chefferies) ont une circonscription plus large. Les chefferies, au nombre de 341, regroupent dans un espace donné, « en général plusieurs familles qui parlent le même dialecte et qui se sentent une origine commune » (Wamytan, « Tribu », in Wamytan, Leca, Faberon, 233). Les districts, au nombre de 57, sont des circonscriptions territoriales qui correspondent aux anciennes tribus coloniales, placées sous l’autorité d’un grand-chef. La loi n° 84-821 du 6 septembre 1984, dite statut Lemoine, reconnaît la culture kanak au plan institutionnel et crée (art. 3) six circonscriptions territoriales dénommées « pays », tenant compte des « aires coutumières », chacune représentée par un « conseil de pays » (art. 109). Sur cette base, les accords de Matignon-Oudinot de 1988 instituèrent les huit aires coutumières actuelles (loi n° 88-1028, art. 60) : Hoot Ma Whaap, Paicî-Cèmuhi, Ajië Aro, Xârâcùù, Drubea-Kapumë, Nengone, Drehu, Iaai (art. 1er, dernier alinéa loi n° 99-209), ces trois dernières composant dans le statut Lemoine le « pays des Loyauté ». Chacune dispose, à sa tête, d’un conseil coutumier. Enfin, au niveau de la collectivité, représentant les huit aires, figure le sénat coutumier, institué par la loi n° 99-209, remplaçant l’ancien conseil coutumier du territoire de la Nouvelle-Calédonie qui avait été créé en 1988.

La carte des aires linguistiques et coutumières, établie par l’Académie des langues kanak (ALK) en 2015 (ci-dessous), témoigne de cette diversité linguistique et du fait que les aires coutumières ont été découpées en fonction des langues vernaculaires kanak qui y sont parlées.

Carte des aires linguistiques et coutumières, établie par l’Académie des langues kanak (ALK) en 2015

Carte des aires linguistiques et coutumières, établie par l’Académie des langues kanak (ALK) en 2015

Cette diversité linguistique est telle qu’aucune des 28 langues kanak ne peut revendiquer un nombre suffisamment important de locuteurs pour prétendre à un statut à part parmi toutes. La langue la plus parlée, le drehu, langue de Lifou, compte 16.000 locuteurs, sur les 69.000 locuteurs d’au moins une des 28 langues (source : ALK). Serait-ce le cas que cela ne résoudrait rien, puisque la maîtrise de cette langue ne pourrait permettre de comprendre les autres. En effet, « même si elles partagent un fonds généalogique océanien commun, les langues kanak sont très différentes les unes des autres » et, partant, « aucune n’est véhiculaire » (Vernaudon 132, 134).

Le fait que le sénat coutumier, dont le socle territorial est l’archipel calédonien, ait été créé par le droit français sans matrice coutumière, est symptomatique de cette absence d’unité linguistique et, partant, politique. Ce sénat, dont la légitimité est parfois contestée par les autorités coutumières traditionnelles, « permet de pallier l’absence de structure coutumière à l’échelle de l’île entière » (Nicolas 344). Ceci explique également, alors même que la langue est un puissant marqueur de l’identité culturelle d’un peuple et d’une nation, que les projets politiques kanak en faveur de l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie indiquent entendre conserver le français comme langue officielle de l’État souverain (ex. projet de l’UNI, 2018, pt. 1.1.1.7). Le projet de constitution de Kanaky de 1987 prévoyait déjà en son article 1er que « [l]a langue officielle est le français. L’État reconnaît et garantit l’usage des langues kanak. »

Cet état de fait, ajouté au principe de l’unicité de la langue française, explique que les langues kanak ne jouent officiellement qu’un très faible rôle en matière de droit et de justice. Ce rôle est pourtant réel pour comprendre la richesse de la culture et de la coutume kanak, comme le rappelle la charte du peuple kanak (art. 96 : « Les langues et la culture sont les vecteurs et l’expression de la Civilisation Kanak, de sa philosophie et de sa Coutume. La diversité des langues traduit la richesse de cette culture. »). Sur le plan juridique, ce rôle des langues est essentiel pour la bonne compréhension de la coutume qui doit être appliquée par les juridictions en formation coutumière.

1.2.  Écouter les langues kanak pour comprendre la coutume

S’il est possible de comprendre la coutume et, surtout, le droit coutumier, sans parler ni comprendre ne serait-ce qu’une seule langue kanak, dès lors que le français est langue véhiculaire de cette coutume et du droit coutumier (en particulier la jurisprudence et la charte du peuple kanak), il n’en demeure pas moins que la lecture de la coutume par le seul prisme du français est source de confusion, de déformation et d’uniformisation, que seule une approche linguistique permet de dépasser. Le terme même de « coutume » en est le révélateur, en ce qu’il établit un parallèle trompeur avec la notion de coutume au sens du droit des sources du droit, qui est réducteur (Leca 2019, 45 ; Salaün, in Demmer, Trépied, 260). Pour Jean-Marie Tjibaou (1996, 215). La « coutume, c’est un mot générique que les Blancs utilisent pour désigner ce qui pour eux est étrange, mais qui pour les Mélanésiens est l’expression du système de relations entre clans, entre familles, etc. ». Il ajoutait :

Je ne sais pas ce que c’est, la coutume. Je connais des rites précis, qui ont des noms précis. La coutume, je l’ai dit, c’est le nom quelquefois un peu méprisant que les non-Kanaks donnent à ce que font les Kanaks. C’est pour eux une manière de dire qu’ils ne comprennent rien à cet ensemble de choses. […] La coutume, c’est moins une relation interpersonnelle qu’une relation de groupes, de communautés. [...] La coutume est pour nous le geste qui, à chaque moment, à chaque rencontre, rappelle cette relation. [...] Pour nous, le terme générique de coutume, c’est plutôt le droit, notre manière de vivre, l’ensemble des institutions qui nous régissent (Tjibaou 171).

Le cantonnement de la coutume kanak résulte également de l’emploi des concepts du droit national. Lorsque l’article 7 de la loi n° 99-209 encadre la juridicité de la coutume au seul « droit civil », l’excluant dès lors du « droit pénal » ou du « droit commercial », il se réfère à un contenu substantiel compris à l’aune du droit national, non pas coutumier. Cette délimitation du champ d’application ratione materiae de la coutume kanak par le prisme des qualifications du droit étatique est source de tensions.

L’une d’elles conduit, par exemple, à distinguer, pour une même affaire, ses implications civiles – soumises à la coutume et aux juridictions en formation coutumière – et pénales – relevant du droit pénal français et des juridictions pénales de droit commun – alors que la coutume va bien au-delà de la place que la loi organique lui donne. La coutume est un tout indissociable, « ce sont les pratiques coutumières (principes, procédure et modalités) dont la vocation est de se perpétuer et d’être reformulé n permanence » (Sénat coutumier, Exposé sur la philosophie juridique de l’approche du Sénat coutumier, 2015, inédit). Si l’article 19 de la loi n° 99-209 étend désormais l’unité des actions publique et civile même aux affaires relevant civilement de la coutume, avec l’accord des parties, au profit de la juridiction pénale qui statue sans assesseur coutumier, cette dernière doit néanmoins appliquer la coutume.

Ainsi, lorsque le droit pénal français utilise la notion de « mineur » (notamment pour déterminer l’étendue de la responsabilité pénale et les sanctions encourues, art. 122-8 C. pén.), c’est au sens que lui donne le droit civil étatique. Sauf que la « majorité » dans la coutume ne dépend pas de l’âge, mais davantage d’un évènement social auquel la coutume attache des conséquences, un rituel de passage qui, selon la coutume concernée, peut être notamment une retraite, un mariage, le rasage. Dans un arrêt, la cour d’appel de Nouméa a jugé que « dans la coutume kanak les enfants demeurent en situation de “minorité” au-delà de l’âge de la majorité légale jusqu’à ce qu’ils se marient » (CA Nouméa, 15 mai 2014, RG n° 2013-93). On perçoit dès lors qu’un Kanak de 19 ans non marié sera, dans la même affaire et le cas échéant devant la même juridiction, majeur au regard de sa responsabilité pénale et mineur en ce qui concerne sa responsabilité civile.

Les exemples pourraient être multipliés (les atteintes à la propriété, la notion de « terre coutumière » qui pour les Kanak s’étend au-delà du littoral, etc.). La conséquence de cette contraction de la coutume dans le carcan conceptuel et linguistique du droit français est connue et dénoncée par les anthropologues et sociologues, pour qui il y a une

[…] opposition entre une coutume qu’on prétend appliquer et un système judiciaire qui, localement et en France même, ne cesse dans les faits de réaffirmer la primauté du droit commun français, d’enfermer la coutume dans des modes de raisonnement et de conceptualisation qui ne sont pas les siens, mais ceux des magistrats et du champ judiciaire. (Godin, Passa, in Cornut, Deumier 276).

Pour autant, la référence aux sources désormais connues et accessibles du droit coutumier kanak ne suffit pas à dépasser de façon satisfaisante ces oppositions. Alors même que la juridiction en formation coutumière est composée d’assesseurs coutumiers « de telle sorte que la coutume de chacune des parties soit représentée par un assesseur au moins » (art. L. 562-22 du COJ), les décisions rendues, dans leur motivation et dispositif, adoptent très souvent une expression plus générale, comme si la coutume appliquée était la coutume kanak en tant que telle et non pas seulement celle des parties ou du rapport coutumier en cause. Comme le relèvent Patrice Godin et Jone Passa (Cornut, Deumier 279), « les mutations contemporaines poussent l’acteur central de la chambre coutumière, l’assesseur, à mélanger les genres, à dire le droit de l’endroit à un Kanak et non pas au ressortissant de l’endroit. » C’est le cas lorsque les assesseurs coutumiers ne représentent pas chacune des aires des parties, du fait de leur absence (de droit comme de fait) ou parce que les parties ont renoncé à leur présence (dans les cas prévus aux art. 562-24 du COJ, art. 19 al. 2 de la loi n° 99-209), ou inversement qu’une composition de la juridiction en formation coutumière étendue est retenue, mettant au délibéré plus de deux assesseurs, ce que la loi n’interdit pas dès lors que la coutume des parties est représentée (Cornut, in Cornut, Deumier 503), mais qui donne alors un poids minoré à cette dernière au profit de la recherche d’une coutume commune. Dans ces hypothèses, la juridiction aura tendance à puiser dans des principes coutumiers communs, dans la charte du peuple kanak ou dans les précédents, matière à fonder ses décisions. Mais ce faisant, « le risque est que la juridiction civile coutumière ne devienne une entreprise d’uniformisation juridique, réduisant la coutume au plus petit dénominateur formel commun des différentes coutumes qui constituent le pays kanak. » (Godin, Passa, ibid.). Il ne faut pas s’en étonner : la réunion au sein de la juridiction d’assesseurs coutumiers issus d’aires coutumières différentes conduit inéluctablement à la création d’un droit coutumier commun (Lafargue, 2010, 80), dès lors qu’un dialogue est ainsi instauré entre les différentes coutumes qui peuvent exister selon les endroits coutumiers (Cornut, in Cornut, Deumier 500 s.).

En matière d’intérêts civils, un arrêt fondamental rendu par la cour d’appel de Nouméa érige en « principe coutumier » kanak, d’une part le droit à réparation intégrale du préjudice subi par la victime de statut coutumier kanak et, d’autre part, que ce droit à réparation est autonome et distinct de la coutume de pardon, institution proprement autochtone dont la finalité est de rétablir le lien social. Pour consacrer ce principe général coutumier, la cour d’appel invoque au visa de son dispositif et en langue nyelâyu (l’une des langues parlées dans l’aire Hoot Ma Whaap, principalement à Belep et dans l’extrême nord-est de la Grande terre, comptant environ 2000 locuteurs), « le principe coutumier selon lequel « Wamwêêng ma wadoxaharevan ra înamerâêêr ra alôââny » (La coutume n’excuse pas la violence) » (CA Nouméa, 26 mars 2015, RG n° 14-24).

Cela ne veut pas dire que l’érection en principe coutumier kanak d’une règle inspirée d’une coutume à l’assise personnelle et/ou territoriale plus restreinte est condamnable en soi parce qu’elle conduirait à une uniformisation des coutumes. Il est des principes qui sont généraux, tel celui envisagé en matière d’intérêts civils. Néanmoins, et alors même qu’il n’y a pas autant de coutumes que d’endroits coutumiers (aires, districts, tribus, clans) ou de langues, il n’en demeure pas moins que des divergences entre les coutumes existent. C’est le cas en matière de mariage et de sa dissolution, de filiation, de répartition des droits fonciers, de droits et obligations attachés au rang de naissance, de succession, etc. Il est souvent arrivé à l’auteur de ces lignes, lorsqu’il dispensait son cours de droit coutumier en licence ou en master à l’Université de la Nouvelle-Calédonie, de se faire reprendre par des étudiants kanak, lesquels, en réaction à l’exégèse d’une règle coutumière issue de la jurisprudence, expliquèrent que « ce n’est pas cela la coutume chez moi ». Pour s’en rendre compte, une étude comparée de la jurisprudence selon les aires coutumières (seul critère aisément identifiable) devrait être menée, laquelle est aisée dès lors que l’aire des parties est indiquée dans le jugement. Mais cela ne sera pas suffisant. Comme l’écrit Antoine Leca (79-80) :

[…] la coutume kanak est une coutume secrète : son contenu n’est connu que de ceux qui ont à en garantir le respect et, pas plus qu’on ne donne son vrai nom à un étranger, car c’est quelque chose d’intime et de sacré, on ne lui révèle pas les secrets de la coutume. D’où un certain nombre de zones d’ombre, qui d’ailleurs persistent aujourd’hui. D’autant que l’idée de règles de droit générales, sûres, claires et intangibles n’appartient pas à la culture mélanésienne, qui est plus attachée aux précédents et portée à trouver une solution consensuelle dans les cas d’espèce. Or rien n’est plus fluctuant que l’idée que l’on se fait des précédents et des voies qu’on peut suivre pour trouver un accord. Souvent « coutume se remue », comme diraient les juristes médiévaux.

À cette fin de connaître, de révéler, d’interpréter et d’appliquer cette coutume de l’endroit au ressortissant de l’endroit, si les outils juridiques existent, ils doivent être également développés.

2.  Les outils de valorisation des langues kanak par le droit coutumier et ses acteurs

Si cette valorisation des langues kanak est timidement présente dans les jugements rendus par la juridiction en formation coutumière (A), elle doit être développée par des outils plus officiels (B).

2.1.  La narration de la coutume dans les jugements

Cette approche par le prisme des langues est importante en termes d’adhésion des institutions et autorités coutumières et, plus loin, des justiciables kanak eux-mêmes, à la construction d’un droit coutumier kanak de source judiciaire. La juridiction en formation coutumière est en effet une juridiction étatique, composée d’un ou de plusieurs magistrats professionnels qui n’ont, lors de leur prise de fonctions, pas été formés à la coutume, ni à la culture ou aux langues kanak. Si les assesseurs coutumiers qui composent la juridiction établissent ce lien avec la coutume, il peut cependant y avoir un problème de légitimité coutumière du droit coutumier issu de ses décisions. Un sénateur coutumier s’inquiéta justement que lorsque la juridiction coutumière « juge, elle produit de la jurisprudence, indirectement, comme si on écrivait le droit kanak sans nous » (Togna, in Sénat coutumier, 74), c’est-à-dire sans les institutions ni les autorités coutumières. Si l’affirmation peut être nuancée par le fait que les assesseurs coutumiers sont proposés par les conseils coutumiers et qu’à l’occasion de nombreux conflits dont la juridiction est saisie ils travaillent de concert avec les autorités coutumières (par exemple en prévoyant des intermèdes coutumiers permettant d’associer les clans à la recherche d’une solution sous la forme d’une médiation, en garantissant le recours préalable aux clans ou au conseil coutumier lorsque cela est prévu par la loi ou par la coutume : Cornut, in Cornut, Deumier, 500 s.), ce problème de légitimité n’est pas ignoré du magistrat professionnel (Rodriguez, in Cornut, Deumier 303 s. ; Lafargue 2010, 80), qui tente d’y répondre, parmi d’autres outils, en laissant une place aux langues et au discours kanak.

Consciente que la coutume est peu connue des justiciables et de leurs conseils autant qu’elle œuvre à la construction empirique d’un droit coutumier judiciaire qui se distingue de la coutume qu’elle est censée appliquer, la juridiction en formation coutumière rend souvent des jugements particulièrement longs et documentés. Cette narration enrichie, qui répond à un besoin autant qu’une obligation de plus grande transparence dans les sources mobilisées et de leur interprétation, a été relevée par Pascale Deumier (in Cornut, Deumier, 205), pour laquelle :

[…] ce qui distingue le droit coutumier judiciaire, c’est l’insertion de toutes ces considérations au sein de la décision, quand elles demeurent plus souvent, dans la tradition de motivation française, dans les étapes préparatoires de la décision. Cette plus grande transparence […] est spécifique à la coutume : confrontées à un droit mal connu, non écrit, soumis dès lors au risque d’être malmené ou d’être considéré différemment d’une décision à une autre, les juridictions tentent de remédier à cette difficulté de connaissance en écrivant la coutume sur un mode narratif. Une fois cette décision rendue, et étant rappelé que la motivation est désormais souvent très prolixe sur le contenu de la coutume, elle va constituer un précédent utile pour se prononcer sur les situations analogues à venir.

La narration coutumière qui figure dans les jugements emprunte souvent à des adages et à l’imaginaire propre à la culture kanak. La coutume que doit appliquer le juge, source du droit coutumier, réside également dans ces « discours coutumiers [prononcés] à l’occasion des cérémonies ainsi que des contes, des berceuses, des chants « Aé, Aé » et des danses » (charte du peuple kanak, article 36), qui tous traduisent une conception cosmogonique du monde où l’homme est un élément naturel parmi les autres, qui fait « partie du monde, du monde des vivants, du monde de la nature, du monde des arbres, des plantes, des pierres » (Tjibaou 1981, 88-89). Ces appels aux expressions kanak pour comprendre le sens coutumier d’une notion permettent de lever les incertitudes et confusions nées de l’emploi des notions françaises.

Ainsi le mariage coutumier a pu être maladroitement défini comme « un contrat civil par lequel un clan cède à un homme d’un autre clan une femme en vue de la procréation », faisant de l’épouse un « objet » d’échange entre deux clans (CA Nouméa, 25 septembre 1995, RG n° 44-92), avant d’être mieux exprimé dès lors qu’il a été analysé comme un élément central des relations interclaniques nouées par les échanges coutumiers. Le mariage est alors « une alliance entre deux clans agnatiques aux termes de laquelle un clan (maternel ou « utérin ») s’engage à donner « de la vie » (des enfants) à un clan paternel qui, à cette fin, accueille une femme issue du clan maternel et s’engage à la protéger elle et les enfants à naître, les enfants étant dès lors promis au clan paternel ; que, dans cette conception, le mariage qui unit l’homme et la femme n’est que la traduction de cet accord inter-clanique » (CA Nouméa, 16 septembre 2013, RG n° 12-339). C’est pourquoi dans la coutume deux personnes qui « vivent du même côté du tas d’ignames » ne peuvent se marier : « dans la coutume le mariage entre un homme et une femme est porté par les clans, puis officialisé par l’officier de l’état civil. Ce mariage ne peut intervenir que si les époux dépendent de deux clans différents » (TPI Nouméa, JAF, 7 novembre 2011, RG n° 9-1700), lesquels, lors de la cérémonie de mariage, se tiennent justement de part et d’autre du « tas d’ignames » offert par le clan du marié et symbolisant l’échange coutumier. Ce « dispositif original, correspond aux normes juridiques d’une société autochtone dans laquelle le mariage est perçu, d’abord, comme l’alliance entre deux clans, qui se double ou se décline en une union entre deux personnes » (CA Nouméa, 30 octobre 2014, RG n° 13-225). Ainsi fondée sur un accord interclanique tendant à perpétuer la lignée de deux clans par le don de vie que le mariage établit, l’union est indissoluble et durera jusqu’au décès du dernier enfant issu de cette union. Longtemps l’emploi de ce terme d’indissolubilité laissa penser que le mariage coutumier était, à proprement parler, indissoluble. Lorsque le juge permettait néanmoins aux époux de se séparer, la « séparation de corps » était alors évoquée, par commodité de langage, afin d’exprimer l’idée que la double alliance, personnelle et clanique, ne traduit pas l’existence de deux mariages en un. Une décision met en avant la spécificité de la dissolution du mariage coutumier eu égard aux rapports claniques noués à l’occasion de sa célébration :

[…] à l’opposé de la « séparation de corps » du Code civil français, une fois l’union interpersonnelle dissoute les anciens époux peuvent contracter un nouveau mariage qui suppose une nouvelle union entre clans, ne se substituant pas à l’ancienne ; [cette « dissolution coutumière »] n’implique aucunement la « disjonction » des clans qui demeurent liés par la parole donnée ; ce rappel des règles souligne que ce que le langage courant appelle « séparation de corps » n’est pas réellement une séparation de corps au sens où l’entend le Code civil français mais une institution endogène propre à la société kanak qui appelle l’application de règles spécifiques, en aucun cas inspirées par les dispositions du Code civil. (TPI Nouméa, JAF, 1er décembre 2014, RG n° 13-1953)

Ainsi comprise à l’aune de sa réalité coutumière, l’indissolubilité du mariage coutumier, lequel ne se rompt qu’au décès du dernier enfant commun du couple, ne signifie pas autre chose que le lien noué entre deux familles, matérialisé par le don de vie que le couple fait à chacune de ses branches, les perpétuant, subsistera tant que vivra l’enfant, indépendamment de la survie du couple dont il est issu. Pour le comprendre, il convient d’analyser le mariage coutumier sous le seul prisme de la coutume.

Les exemples pourraient être multipliés de ces emprunts, dans les jugements rendus par les juridictions avec assesseurs coutumiers, des adages et expressions du monde kanak, qui lèvent le voile sur des notions parfois éloignées du droit civil. La filiation et la place de l’oncle utérin peuvent être mentionnées. Le droit coutumier enseigne que dans la coutume kanak la paternité n’est ni biologique ni déterminée par les relations sexuelles. Elle procède d’un événement social, d’un échange coutumier, par lequel le clan maternel, auquel l’enfant est rattaché, accepte la demande formulée par le clan paternel que l’enfant lui soit « donné ». Dans la coutume, le clan maternel peut toujours refuser de reconnaître la paternité dès lors que l’homme et son clan n’ont pas répondu aux exigences de la coutume. Parmi d’autres sans doute, un adage traduit de la langue vernaculaire explique cette conception : « si vous plantez des cocotiers sur mon terrain, et que vous venez en tirer les fruits, [vous ne le pouvez car] ce sont les miens », signifiant que les relations sexuelles ne donnent aucun droit au père sur l’enfant (CA Nouméa, ch. cout., 20 mars 2014, RG n° 12-519). Lorsque le geste coutumier est accepté, l’enfant est « donné » au clan paternel, c’est-à-dire qu’il y est désormais rattaché socialement et prend le nom de ce clan, il y vit et bénéficie de la protection du clan dont il est désormais membre, ce qui lui permet de « se tenir debout » (CA Nouméa, 28 avril 2011, RG n° 10-54), c’est-à-dire de lui conférer un statut social. Dès cet instant, « l’enfant est déjà dans la case », ce qui rend indissoluble le lien clanique établi, qu’une expertise génétique contraire serait infondée à venir contrarier (TPI Nouméa, 21 février 2011, RG n° 9-451). Il appartient alors au clan paternel (et non pas seulement à l’homme de ce clan reconnu comme étant le père) « d’entretenir et d’élever l’enfant, ce que les assesseurs coutumiers de l’aire Drehu traduisent par l’adage « trahmanyi la atre sili iut » (litt. l’homme porte le manou) » (CA Nouméa, 23 avril 2015, RG n° 14-168).

À défaut d’une filiation établie à l’égard d’un clan paternel, l’enfant a néanmoins un père : son oncle utérin, lequel lui a donné, lors de la cérémonie coutumière de sa naissance, le « souffle de vie ». Il est un « enfant du tonton » ou « un enfant de la maison ». « Dans la coutume kanak, l’oncle maternel est celui qui « donne le souffle à l’enfant (la vie) quand il naît et qui le reprend quand il meurt » ; que l’enfant qui « doit sa vie tant à sa mère qu’à son oncle utérin » est lié, de ce fait, à cet oncle utérin par un véritable rapport filial, lequel prime même sur le rapport père/fils » (CA Nouméa, 12 juin 2013, RG n° 12-387). Ce lien quasi filial entre l’enfant et son oncle utérin produit plusieurs conséquences juridiques, qui ne peuvent être mesurées qu’au prisme de la coutume kanak. D’une part, ce lien de sang explique, entre autres raisons liées à la parole donnée, que le clan maternel conserve un droit de regard sur la manière dont le clan paternel s’occupe des enfants, afin de préserver « le respect des droits de l’oncle utérin, considéré comme l’un des pères des enfants, en ce qu’ils sont du même sang que lui » (TPI Nouméa, sect. Koné, JAF, 22 mai 2017, RG n° 14-314 ; CA Nouméa, 6 septembre 2018, RG n° 17-116 ; art. 62 de la charte du peuple kanak). D’autre part, ce rapport filial s’avère « déterminant dans l’appréciation du préjudice éprouvé par l’oncle du fait de la perte de [l’enfant] ; que la seule référence au lien de parenté coutumier induit une indemnisation comparable à celle fixée pour la perte d’un [enfant] biologique » (CA Nouméa, 12 juin 2013, préc.). En revanche, en droit civil l’oncle (ou la tante) n’a droit à réparation de son préjudice d’affection pour la perte d’un neveu ou nièce que s’il est établi des liens d’affection étroits entre eux, sans pour autant que la réparation allouée ne soit jamais équivalente à celle que peuvent recevoir les ascendants ou descendants directs.

Ces quelques exemples montrent bien le danger qu’il y a d’employer le vocabulaire du droit étatique pour désigner, de surcroît dans une norme ou un jugement, des réalités propres au monde kanak. La juridiction en formation coutumière est le lieu de ces échanges à l’intérieur et à l’extérieur de son enceinte. D’une part, au sein de la juridiction par l’intermédiaire des assesseurs coutumiers qui peuvent échanger entre eux et avec les parties en langue kanak, dès lors que le juge professionnel obtient traduction de ces échanges. D’autre part, avec le monde extérieur (les justiciables, les institutions et autorités coutumières en particulier) par l’intermédiaire du jugement, qui retranscrit pour leur donner corps, dans ses motifs et même, parfois, dans son dispositif, les arguments fondés sur la coutume. D’où la nécessité de donner aux langues une place plus grande.

2.2.  Valoriser la place des langues kanak dans les mécanismes de production du droit coutumier

Faut-il aller plus loin en donnant une dimension institutionnelle, juridique et processuelle plus affirmée aux langues kanak ? La difficulté majeure, au-delà des arguties juridiques tenant au statut constitutionnel des langues régionales et au principe d’unicité de la langue française (sur ces aspects, v. not. Bertile), tient, d’une part, à la variété des langues kanak et, d’autre part, à l’empreinte linguistique laissée par la longévité de la présence française. Il n’en reste pas moins qu’une extension de ce rôle, de cette visibilité des langues kanak dans le domaine du droit et de la justice est tout à fait envisageable. Quelques exemples permettront de l’illustrer.

L’utilisation des langues kanak dans les sources du droit coutumier (norme locale, jugement, acte coutumier) pourrait être renforcée. Rien n’interdit, légalement, une autorité publique ou privée d’éditer en langue kanak un acte ou une décision, dès lors qu’est garantie l’utilisation parallèle du français. La loi n° 2017-256 du 28 février 2017 relative à l’égalité réelle outre-mer est en effet venue préciser que l’article 1er du décret du 2 thermidor an II (20 juillet 1794), interdisant pour les actes publics l’usage d’une autre langue que le français, « n’a ni pour objet ni pour effet de prohiber l’usage de traductions lorsque l’utilisation de la langue française est assurée. » (art. 1er alinéa 2 du décret issu de l’article 76 de la loi n° 2017-256). Seraient concernés, sans exhaustivité, les normes locales, le jugement et les actes coutumiers.

La Nouvelle-Calédonie dispose d’une compétence normative en de nombreux domaines, en particulier en droit civil, commercial ou du travail, ainsi qu’en matière de « statut civil coutumier, régime des terres coutumières et des palabres coutumiers » (art. 99 de la loi n° 99-209). Cette compétence est exercée par le congrès, par loi du pays, de valeur législative ou, à défaut, par délibération, de valeur réglementaire. De même les trois assemblées de province exercent une compétence normative, par voie de délibération, dans de nombreux domaines, parmi lesquels le droit de l’environnement ou la chasse. Il va sans dire que les normes adoptées et publiées au Journal officiel de la Nouvelle-Calédonie le sont nécessairement en langue française, sous peine d’invalidation, même lorsqu’elles ne concernent strictement que la matière coutumière. Mais pourquoi ne pas prévoir, en outre, une traduction des textes en langues kanak, au moins pour celles qui comptent le plus de locuteurs, notamment des normes relatives au droit de la coutume, tels que les lois du pays sur les successions coutumières ou sur les actes coutumiers ? Cela n’entrerait-il pas dans un objectif d’accessibilité du droit ? Sur un registre équivalent, bien qu’il ne s’agisse pas d’une norme ayant force obligatoire, on s’étonnera que la charte du peuple kanak ne soit proposée qu’en langue française.

De même le jugement rendu par la juridiction en formation coutumière, s’il doit nécessairement être rédigé en langue française comme toute décision de justice rendue « au nom du peuple français » (art. 454 CPCNC), ne devrait-il pas également être traduit, a minima, dans la langue des parties ? Comme le précise la cour d’appel de Nouméa dans une affaire relative à un conflit foncier ancien, lourd et sanglant : « dans le monde coutumier la restauration du lien social et le retour à l’équilibre rompu (« la complémentarité et la solidarité des clans ») importe plus que la nomination d’une faute et la désignation d’un fautif et d’un lésé. » (CA Nouméa, 22 mai 2014, RG n° 12-101). Comme l’explique Régis Lafargue :

La justice dans cette conception, ne saurait être un acte extérieur aux parties et imposé à elles ; elle est une thérapie voulue et acceptée par elles. Il s’agit moins de dire qui a raison ou qui a tort, au regard d’une règle supérieure, que de « recoller les morceaux » et de ramener l’entente moins pour les parties elles-mêmes que pour leur environnement familial qui n’a pas à pâtir de leurs démêlés (Lafargue 2010, 319).

Ici plus qu’ailleurs et parce que le chemin coutumier vers ce rétablissement des équilibres interclaniques est sinueux, long et indépendant de la reconnaissance d’une culpabilité individuelle et judiciaire (sur la coutume de pardon, v. Cornut, in Cornut, Deumier, 182), le jugement doit être bien compris de ses protagonistes. Pour Chaïm Perelman, « motiver un jugement, c’est le justifier, ce n’est pas le fonder d’une façon impersonnelle et pour ainsi dire, démonstrative. C’est persuader un auditoire que la décision est conforme à ses exigences. » (Ch. Perelman, par S. Goltzberg, L’argumentation juridique, éd. Michalon, 2013, 69). De façon idyllique, la motivation doit amener les parties à comprendre et à accepter la décision, c’est-à-dire permettre, au-delà de ce qui est tranché, la restauration du lien social qui avait été rompu par le litige. Et on se souvient du mode très narratif des décisions qui, prenant le soin d’expliquer la coutume, remontent également le fil de la mémoire coutumière, des chemins coutumiers et des relations interclaniques. Un jugement rendu par la section détachée de Lifou dans une affaire liée à la terre est, à ce titre, un modèle du genre (TPI Nouméa, sect. Lifou, 25 juillet 2012, RG n° 12/00048. Sur l’affaire Peng : Lafargue 2017, 135 et Cornut, Deumier, 122). Sans doute le jugement produira-t-il mieux cet effet qu’il sera rédigé, aussi, dans la langue des parties, le drehu en l’espèce. Car si le jugement rendu en formation coutumière l’est « au nom du peuple français », il s’adresse en premier lieu aux membres du « peuple kanak », dont l’existence constitutionnelle est reconnue par l’accord de Nouméa.

De la même façon, l’article 12 alinéa 1er de la loi du pays n° 2006-15 du 15 janvier 2007 relative aux actes coutumiers dispose que « l’acte coutumier, rédigé en français, doit indiquer la langue dans laquelle le palabre a été tenu. » Pour autant, les actes coutumiers devraient être multilingues, c’est-à-dire être rédigés en double exemplaire, dans la langue du palabre et en français. Cette traduction pourrait être assurée, à partir de la version française de l’acte coutumier rédigée par l’officier public coutumier, par l’Académie des langues kanak. La traduction serait ensuite validée par l’autorité coutumière à l’origine de la demande d’acte, sous le contrôle du conseil coutumier de l’aire concernée, compétent pour interpréter l’acte coutumier (art. 21 Lp. n° 2006-15) et, s’il maîtrise la langue, par l’officier de l’état civil rédacteur. Le contrôle en interprétation exercé par le conseil d’aire se réaliserait alors sur la base de l’acte en ses deux langues. Celui en langue française ferait cependant foi en cas de contradiction, dès lors qu’il a, seul, la qualité d’original (art. 13 Lp n° 20006-15). Cette traduction, outre de permettre la diffusion et l’adhésion plus larges de la décision prise à l’issue du palabre, tendra à pallier ce que l’alinéa 2 de l’article 12 de la loi du pays n° 2006-15 reconnaît comme difficulté, celle où « les parties ne parlent pas ou ne lisent pas suffisamment la langue française ou ne peuvent signer ». Dans ce cas, s’il est fait mention de cette difficulté des parties dans l’acte coutumier, ce dernier leur est cependant opposable, alors qu’une « enquête conduite en 2013 en Nouvelle-Calédonie révèle « qu’un quart des Calédoniens âgés de 16 à 65 ans éprouve des difficultés face à l’écrit en français » » (Vernaudon 134, citant Benoit, Denis, 2013, « 18 % des adultes en situation d’illettrisme », Synthèse, 29, 1).

La langue vernaculaire des parties dans la procédure coutumière pourrait également être davantage autorisée. En vertu de l’article L. 562-22 du COJ, les assesseurs coutumiers composant la juridiction en formation coutumière sont appelés de façon que l’aire des parties soit représentée. Or dans chacune des aires coutumières plusieurs langues sont parlées, hormis pour les Îles Loyauté (v. carte supra). Il en résulte, d’une part, que la liste des assesseurs devrait comprendre des locuteurs de toutes les langues parlées dans l’aire qu’ils représentent et, d’autre part, que le choix de l’assesseur de l’aire des parties, pour le jugement d’une affaire, devrait s’effectuer en considération de la langue effectivement parlée par les parties.

Au cours de la procédure, l’emploi de la langue française est de principe, à tous les stades de la procédure, de la saisine de la juridiction, pour les actes de procédure à la production des pièces, au jugement. Pour autant, en particulier lorsque les parties peuvent saisir la juridiction sans représentation d’un avocat (en Nouvelle-Calédonie, les hypothèses où la représentation est obligatoire sont différentes et moins fréquentes qu’en France métropolitaine), ne faudrait-il pas admettre que la saisine soit valablement réalisée alors même que l’acte introductif d’instance serait rédigé dans l’une des langues kanak ? De même, si le juge peut rejeter du débat les pièces produites en langue étrangère qui n’auraient pas été traduites en français, ne faudrait-il pas admettre celles établies dans une langue kanak ? La traduction relèverait, dans ces hypothèses, du rôle et de la compétence de la juridiction.

La reconnaissance du statut de langue de procédure aux langues kanak, outre de renforcer l’accessibilité de la Justice pour des justiciables kanak ne maîtrisant par la langue française autant que de valoriser les langues vernaculaires, peut s’appuyer sur le statut constitutionnel dérogatoire de la Nouvelle-Calédonie. À la double garantie constitutionnelle dont jouissent les langues kanak, en tant que « langues de France » et comme élément de l’identité du peuple kanak (v. supra), s’ajoute le fait que des dérogations « à un certain nombre de règles ou principes de valeur constitutionnelle » sont permises par l’accord de Nouméa, sous la réserve que « de telles dérogations ne sauraient intervenir que dans la mesure strictement nécessaire à la mise en œuvre de l’accord » (Cons. const., 15 mars 1999, n° 99-410 DC). Donner aux langues kanak la qualité de langue de procédure relèverait de ces dérogations nécessaires à la mise en œuvre de l’accord de Nouméa. De la même façon, alors que le rejet par le juge des pièces produites en langue étrangère n’est pas contraire à l’article 6 de la convention européenne des droits de l’homme, cette dernière s’applique en Nouvelle-Calédonie compte tenu des nécessités locales, conformément à la déclaration faite par la France en vertu de son article 56.3°. La valorisation des langues kanak en tant que langue de procédure, au même titre que le français, devant les juridictions de Nouvelle-Calédonie statuant en formation coutumière, pourrait être une nécessité locale, compte tenu de l’objectif constitutionnel de protection et de promotion de l’identité kanak.

Bibliographie

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Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Étienne Cornut, « La valorisation des langues kanak », Cahiers du CRINI [En ligne], 2 | 2021, mis en ligne le 01 janvier 2021, consulté le 03 décembre 2025. URL : https://cahiers-du-crini.pergola-publications.fr/index.php?id=350

Auteur

Étienne Cornut

est Professeur à l’université Jean Monnet Saint-Étienne et directeur du CERCRID (CEntre de Recherches CRItiques sur le Droit) -, après avoir été en poste à l’université de la Nouvelle-Calédonie. Ses travaux ont pour axe principal le pluralisme juridique et les conflits de lois internes et internationaux. En droit de l’outremer, ses travaux portent sur le droit coutumier et les conflits internes de lois liés à la coexistence de plusieurs normes de sources différentes : droit étatique, droit local, droit coutumier. Ses travaux proposent des méthodes et outils d’articulation hiérarchique et spatiale des normes et interrogent le devenir du pluralisme juridique interne au système juridique français, en termes de sources et d’articulation des sources. Par une démarche essentiellement empirique, ses travaux étudient les figures du pluralisme juridique interne, ainsi que les procédés utilisés par l’État pour lui subordonner l’expression de ces identités et cultures. Il a publié sur ces questions plusieurs articles et a codirigé, avec le Pr. P. Deumier, une recherche collective publiée en 2018 La coutume kanak dans le pluralisme juridique calédonien. Il est administrateur d’une base de données de droit coutumier kanak (http://coutumier.univ-nc.nc/) qui constitue le fonds jurisprudentiel le plus complet sur ce thème.

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