L’article 1 de la Constitution énonce que « Elle [la France] assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens ». Pour montrer que la règle s’applique à tous, le législateur rappelle la définition de l’expression « en France », par exemple dans l’article 17-4 du Code civil concernant la nationalité française « Au sens du présent titre, l'expression « en France » s'entend du territoire métropolitain, des départements et des collectivités d'outre-mer ainsi que de la Nouvelle-Calédonie et des Terres australes et antarctiques françaises. ». Cependant, le principe d’indivisibilité de la République garanti par l’article 1er de la Constitution n’implique pas une uniformité normative. La Constitution laisse la possibilité au législateur de tenir compte des particularismes locaux et donc de poser des règles différentes selon les territoires concernés, ainsi en outre-mer ou même sur le territoire métropolitain en Corse, sur le littoral ou encore le droit alsacien-mosellan par exemples.
Pour répondre au questionnement « Pourquoi et comment un État autorise des exceptions juridiques territoriales ? », les propos qui suivent mettront en lumière certaines de ces exceptions juridiques territoriales françaises. Après avoir évoqué quelques règles propres aux départements d’outre-mer (les règles propres à la Nouvelle Calédonie sont évoquées par Géraldine Giraudeau et Étienne Cornut), justifiées par l’histoire ou les pratiques de ces territoires, nous nous intéresserons plus particulièrement au droit local alsacien, peu connu, voire inconnu des Français qui ne sont pas de la région concernée.
Les Outre-mer qui recouvrent les départements et régions d’outre-mer (Martinique, Guadeloupe, Guyane, Réunion et Mayotte), les collectivités d’outre-mer (La Polynésie, Wallis et Futuna, Saint Martin et Saint Barthélémy), les collectivités d’outre-mer particulières (la Nouvelle Calédonie), les Terres australes et antarctiques françaises, Saint Pierre et Miquelon font montre de plus ou moins de règles dérogatoires au droit commun appliqué sur le territoire métropolitain français, droit appliqué sans restriction, en principe, en métropole nonobstant des règles propres à certaines situations géographiques. Ces dérogations sont permises par la Constitution (article 73) qui prévoit que « dans les départements et collectivités d’outre-mer, les lois et règlements sont applicables de plein droit et qu’ils peuvent faire l’objet d’adaptation tenant aux caractéristiques et contraintes particulières de ces collectivités ». Ainsi en est-il des jours fériés supplémentaires dont bénéficient les Antilles pour fêter l’abolition de l’esclavage (le jour variant selon le département), ce qui permet, par exemple, à la Martinique d’avoir deux jours fériés supplémentaires, le 22 mai pour fêter l’abolition de l’esclavage et le 21 juillet pour fêter Victor Schoelcher. Parfois, le législateur prévoit une application différenciée d’une règle pour s’adapter à la réalité, comme avec l’article 817-7-1 du Code civil :
En Guadeloupe, en Guyane, en Martinique, à La Réunion et à Saint-Martin, lorsqu'un immeuble indivis à usage d'habitation ou à usage mixte d'habitation et professionnel est vacant ou n'a pas fait l'objet d'une occupation effective depuis plus de deux années civiles, un indivisaire peut être autorisé en justice, dans les conditions prévues aux articles 813-1 à 813-9, à exécuter les travaux d'amélioration, de réhabilitation et de restauration de l'immeuble ainsi qu'à accomplir les actes d'administration et formalités de publicité, ayant pour seul objet de le donner à bail à titre d'habitation principale.
Mais il ne faut pas confondre règles législatives dérogatoires et non application du droit commun comme cela a longtemps été le cas dans les Antilles en matière de succession, laissant des familles construire sur un terrain en indivision depuis parfois plusieurs générations. Pour faire en sorte que les règles successorales s’appliquent dans les Antilles, la loi 2018-1244 du 27-12-2018, « visant à faciliter la sortie de l'indivision successorale et à relancer la politique du logement en outre-mer », doit permettre de sortir de situations familiales complexes qui durent depuis plusieurs générations et concernent des dizaines voire plus d’une centaine de personnes.
Ces textes qui sont dérogatoires, existent pour tenir compte des réalités sociales de ces régions ultramarines. C’est également ainsi que se justifie la rémunération des fonctionnaires plus importantes qu’en métropole eu égard au coût de la vie dans ces départements (40 % pour la Martinique, la Guadeloupe et la Guyane et 53 % pour la Réunion) et une réduction des impôts sur le revenu pour tous les habitants de ces départements (30 ou 40 %). Dans le Code de commerce, des règles différentes existent pour tenir compte du coût de la vie (émoluments supérieurs) ou des délais d’acheminement ou des taxations, points que l’on retrouve également dans le code des impôts. Également dans certaines lois et ordonnances importantes, les derniers articles peuvent contenir des dispositions propres aux outre-mer, même si l’on constate que ces dispositions propres sont en net déclin, la tendance étant l’application générale et unitaire et donc égalitaire du droit français.
Géographiquement plus proche de nous, il existe un droit local – le droit local alsacien-mosellan – qui s’applique seulement dans trois départements : Haut-Rhin (68), Bas-Rhin (67) et Moselle (57), droit dérogatoire au droit commun et parfois exclusif de celui-ci. Plus de 85 ans après le retour de l’Alsace-Lorraine dans le territoire français, il subsiste des règles issues des législations germaniques, donc inappliquées ailleurs en France, voire des règles contraires à celles de la République. Cela en fait un droit local, une législation spécifique, à l’origine posée comme provisoire. Certains militent pour le maintien de ce droit qui s’érode là où la logique voudrait que ces règles disparaissent, dans la mesure où rien ne justifie plus cette distinction territoriale qui s’appuie sur une histoire que certains ignorent, que d’autres rejettent pour ne pas être confondus avec les voisins allemands ; cependant, ces règles présentent pour certains des avantages parfois non-négligeables justifiant peut-être qu’elles soient conservées.
Un rapide historique nous permettra de comprendre comment ces règles dérogatoires ont résisté au temps, subsistent aux côtés du droit commun, le remplacent ou ont été intégrées au droit français, et à quelles conditions elles sont encore applicables. Puis nous aborderons les points les plus emblématiques du droit local alsacien-mosellan encore en vigueur.
1. Une origine historique complexe et douloureuse
L’Alsace-Lorraine est une région qui a été tantôt française tantôt allemande. Cédée par la France en 1871 après sa défaite, elle devient allemande, pour redevenir française après la première guerre mondiale mais elle sera annexée par l’Allemagne pendant la seconde mondiale. Certaines règles dérogatoires datant de 1873, voire de l’An X, il est important de rappeler rapidement les évènements historiques – guerres – à l’origine du maintien en vigueur de ces textes.
Consécutivement à la défaite française, la France cède cette région à l’Empire allemand par le Traité de Francfort le 10 mai 1871. Région importante, elle correspond aux actuels départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle, ce qui représentait en 1871, 1 566 670 habitants, dont 1 516 500 parlaient la langue allemande (http://www.cosmovisions.com/histAlsace-Lorraine.htm). Cette région va bénéficier d’un statut particulier (loi du 9 juin 1871), Bismarck ayant fait voter une loi faisant de l’Alsace un Reichsland Elsaß-Lothringen (territoire impérial d’Alsace-Lorraine), une terre d’empire et non un membre à part entière de la fédération qui vient de naître en Allemagne. Elle est reconnue comme telle par les autres nations. Pour les Français de ces départements, cette situation est vécue comme une annexion. Mais la loi du 6 septembre 1871 renforce ce statut en proclamant que « les provinces d’Alsace et de Lorraine [Moselle], cédées par la France dans les limites fixées par le Traité de paix du 10 mai 1871, sont à jamais réunies à l’Empire d’Allemagne ». Si cette région n’a pas encore de représentation au Reichstag, ni au Bundesrat, elle a un président supérieur et des Kreisdirektöre, équivalents des sous-préfets, tous allemands, et les fonctionnaires doivent prêter serment au Reich ; dans le même état d’esprit, les élus qui ne prêtent pas ce serment sont démis de leur mandat. L’éducation doit également être germanisée, que ce soit dans l’enseignement secondaire avec des enseignants allemands ou à l’université « impériale » établie en 1872. En 1874, le Landtag d’Alsace-Lorraine (ou parlement régional), assemblée législative représentative de l’ensemble du Reichsland, est créé ; ses décisions sont soumises à l’approbation de l’Empire, ce qui ne l’empêchera pas de faire montre de désir d’indépendance à l’égard de ce dernier ; ainsi en 1912, elle affichera son identité alsacienne-lorraine avec son propre drapeau, bien évidemment en rien conforme à l’insigne officiel donné par l’Empire pour cette région. Ce parlement régional militera pour l’indépendance de la région. En octobre 1918, le Reichsland devient un État fédéral mais pour peu de temps, puisque la région redevient française en 1919.
Quelques mots sur la langue pendant cette période. La langue officielle seule reconnue dans la vie publique, à l’école… est la langue allemande. Cependant quelques concessions sont faites. Ainsi, une loi de mars 1872 exige que les annonces et décrets publics aient une traduction française dans les secteurs où la population est principalement francophone ; une autre de 1873 autorise l’usage de la langue française pour les administrations de ces mêmes arrondissements. Pareillement, une loi de 1873, tout en imposant l’enseignement en langue allemande dans les secteurs germanophones, permet un enseignement en français dans les régions francophones. Même si le français est parfois parlé dans les secteurs germanophones, il est retreint aux familles dont l’un des parents est d’origine française et aux familles (françaises ou allemandes) ayant les moyens de donner cet apprentissage à leurs enfants. Mais ces appétences pour l’autre langue vont disparaître avec la Première Guerre mondiale, car la langue devient un marqueur de l’appartenance (ou du soutien) à l’Allemagne ou à la France.
En 1919, le Traité de Versailles du 28 juin proclame le rétablissement de la souveraineté française sur la région d’Alsace-Lorraine. Le territoire annexé redevient français rétroactivement à la date du 11 novembre 1918. Redevenue française, cette région va cependant conserver des règles de droit allemand avec la loi du 17 octobre 1919, qui confirme le maintien provisoire du droit local en vigueur et organise l’introduction des lois françaises dans la région. Ainsi, le retour de l’Alsace-Lorraine en France n’est pas rétroactif en ce sens qu’il ne supprime pas la législation en vigueur dans la région depuis 1871. La loi nationale ne vient pas remplacer la loi allemande.
Ce droit local se constitue dès cette époque d’un ensemble hétéroclite de règles à valeur obligatoire : des règles de droit français antérieures à l’annexion (telle la loi du 18 Germinal an X appliquant le concordat de 1801), des textes législatifs français antérieurs à 1871 non abrogés par l’administration allemande et donc maintenus, des lois adoptées par les autorités du Land puis par le parlement local (lois dites Alsace-Lorraine) et des lois de l’Empire non abrogées. Il est convenu à cette époque qu’il s’agit du droit de l’Alsace-Moselle afin de ne pas confondre avec la région Lorraine.
Dernière étape dans cette histoire particulière, pendant la Seconde Guerre mondiale, la région est occupée par l’Allemagne nazie et, même si elle reste juridiquement française, elle subit une annexion de fait par le régime nazi dans la mesure où les départements du Rhin et de la Moselle sont soumis aux lois et règlements allemands. Il faut attendre l’ordonnance du 15 septembre 1944 pour que ces textes soient annulés rétroactivement. Aucun de ces textes ne sera conservé dans le droit local.
2. Le droit local actuel
La reconnaissance du droit local alsacien-mosellan va se faire à la fin de la IVe République avec la loi n° 58-346 du 3 avril 1958 portant création de certains codes et précisant dans son article 2 que « [l]es dispositions qui précèdent ne sont applicables aux départements dans lesquels une législation locale est actuellement en vigueur que dans la mesure où elles ne dérogent pas à cette législation. ». Le droit local alsacien-mosellan est reconnu. Composé de textes antérieurs à 1870 et de textes de droit allemand, il va coexister avec le droit général.
On peut alors s’inquiéter de rencontrer des conflits de lois à l’intérieur d’un même système juridique. Mais assez rapidement les lois nouvelles vont prévoir, si nécessaire, des adaptations au droit local ou prévoir des règles propres combinant les impératifs des règles nouvelles françaises et les spécificités des règles issues de la législation allemande. Ces adaptations reconnues par la loi et ces créations législatives locales vont donner corps au droit local actuel. Dérogatoire au droit commun, le droit local se voit imposer des limites et règles strictes afin de ne pas empiéter sur le droit national. Se pose cependant la question de la constitutionnalité de ce droit local, question non posée devant le Conseil, puisque le principe d’indivisibilité de la République garanti par l’article 1er de la Constitution ne signifie pas une norme uniforme. En conséquence, le Conseil constitutionnel » réalise un contrôle de conciliation (ou de compatibilité) de deux normes constitutionnelles équivalentes » (Gueydan, 857).
Pour que ce droit local soit reconnu et applicable, il faut qu’il soit écrit en langue française ; les textes français antérieurs à l’annexion de 1871 le sont naturellement, mais les textes allemands doivent être traduits. Saisi à ce propos par une question prioritaire de constitutionnalité, le Conseil constitutionnel (décision n° 2012-285 du 30 novembre 2012) considère que l’absence de version officielle d’une disposition peut la rendre anticonstitutionnelle et donc entraîner son abrogation. Or, beaucoup de textes du droit local ne sont pas traduits. Deux décrets de 2013 (n° 2013-395 du 14 mai 2013 et n° 2013-776 du 27 aout 2013) publient la traduction de 45 puis 34 textes locaux. Est-ce que cette liste est exhaustive ? La jurisprudence administrative s’est récemment prononcée sur le sujet. Le tribunal administratif de Strasbourg a considéré le 15 mars 2018 qu’un texte, même non traduit officiellement, est applicable si une traduction est aisément accessible et non contestée ; en conséquence, les décrets de 2013 peuvent être compris comme non exhaustifs. Cela n’est pas l’avis de la cour administrative d’appel de Nancy qui dans son arrêt du 9 juillet 2020 (Décision n° 18NC01505) considère que
En l'absence de publication d'une traduction officielle de l'article 9 de l'ordonnance du Chancelier du 10 juillet 1873, l'association requérante est fondée à se prévaloir de l'atteinte à l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité de la norme, alors que l'article 2 de la Constitution dispose que la langue de la République est le français.
Les anciens textes allemands non traduits officiellement et non désignés par un décret sont donc exclus du droit local.
Le droit local est-il figé, enfermé dans ses règles anciennes ? Il est important de préciser que si le droit local peut être amélioré, modifié, mais essentiellement dans les matières qu’il traite, ou abrogé, il n’est pas possible de créer une matière nouvelle, un nouveau domaine d’application du droit local, ni d’étendre son champ d’application. Il est nécessaire que la matière existe déjà dans le droit local et soit en vigueur lorsque le législateur ou le pouvoir réglementaire intervient. Le Conseil constitutionnel veille à ce que le droit local s’applique aux côtés du droit commun, dans sa propre sphère et sans créer plus de contraintes que le droit commun. Cependant, depuis 2011, il est quasiment impossible de modifier le droit alsacien-mosellan, ce qui a conduit des parlementaires à déposer un amendement le 18 juillet 2018 afin d’inscrire ce droit local dans la Constitution pour le protéger.
Prenons maintenant quelques exemples de dispositions différentes du droit commun, parfois plus favorables que celui-ci et que les Alsaciens-Mosellans tiennent à conserver. Nous ne pourrons traiter toutes les spécificités du droit local mosellans-alsacien. Ainsi avons-nous choisi celles qui peuvent concerner toute personne venant s’installer dans cette région.
2.1. Un système d’Assurance Maladie un peu différent
Il s’avère que le régime alsacien-mosellan d’Assurance Maladie est plus favorable que le régime commun, ce qui rend souvent les Français des départements limitrophes un peu envieux. Ce régime propre vient du système de protection sociale allemand appliqué en Alsace-Moselle à la fin du XIXe siècle (système qui inspirera notre Sécurité sociale). Comment cela se traduit-il actuellement ? Nous verrons successivement comment ce régime est financé, qui peut y prétendre, et pourquoi les Alsaciens-Mosellans y sont autant attachés.
Il s’agit d’un régime entièrement solidaire, financé uniquement par les cotisations des salariés, retraités (si leur pension est imposable) ou chômeurs (qui touchent des allocations), via des prélèvements calculés sur l’intégralité du salaire (pension ou allocations de chômage) de chaque adhérent. La cotisation unique est de 1,5 % pour les salariés (moindre pour les retraités et chômeurs) ; elle s’applique aux revenus en plus de la cotisation de droit commun ; elle est proportionnelle aux revenus et ne varie pas selon le nombre d’ayants droit du foyer ni n’augmente avec l’âge. Certes, cela est un coût supplémentaire pour les assurés, mais il est inférieur aux avantages perçus par la suite.
Au 1er janvier 2020, la population couverte par le régime local représente près de 2,1 millions de bénéficiaires, dont près de 1,6 million d’assurés et 600 000 ayants droit, soit 73 % des assurés du régime général de la région (https://regime-local.fr). Mais qui peut adhérer au régime local ? Tous les habitants de la région ne peuvent y prétendre. En sont bénéficiaires, tous les salariés exerçant une activité dans l’un des 3 départements, quel que soit le lieu du siège social (par exemple, travailler à Colmar pour une entreprise sise à Nantes), tous les salariés dont l’entreprise a son siège social dans un des trois départements, même s’ils travaillent dans un autre département, dès lors que les salariés sont itinérants (chauffeurs-livreurs, chargés d’affaires, commerciaux, personnel naviguant…), les chômeurs et les retraités ayant bénéficié de ce régime et donc cotisé pendant leur activité. En sont alors exclus les fonctionnaires, les professions libérales et les salariés d’entreprises sises en Alsace-Moselle mais travaillant hors des trois départements sans être itinérants.
Les adhérents bénéficient de versements complémentaires aux remboursements alloués aux salariés par le régime général de l’Assurance Maladie. Le seul but de cette particularité locale est d’améliorer les prestations offertes par la Sécurité sociale. Les salariés sont donc mieux pris en charge pour leurs dépenses de santé. Pour exemples, les honoraires médicaux sont pris en charge à 90 %, les transports à 100 %, l’hospitalisation à 100 %, le forfait journalier hospitalier non remboursé par le régime général à 100 %, les actes de kinésithérapie, infirmiers, d’analyses à 90 %, les médicaments également plus que le régime général.
Ce système propose un équilibre avantageux pour les adhérents : un prélèvement supplémentaire sur le revenu (pension ou allocation chômage) pour un meilleur remboursement ce qui implique une moindre cotisation pour une mutuelle puisque celles-ci sont moins sollicitées.
2.2. Des articles du Code du travail réservés à l’Alsace-Moselle
Le droit local du travail présente également des spécificités vécues comme des avantages par ceux-là même qui bénéficient du régime local d’assurance maladie. Ces dispositions, le plus souvent héritées du droit allemand, prévalent sur les dispositions légales et conventionnelles moins favorables. Le Code du travail, reprenant des règles de l’ancien code civil local de 1901, reconnaît des règles propres sous les titres « Dispositions particulières aux départements de la Moselle, du Bas-Rhin et du Haut-Rhin », ainsi les articles L1234-15 à L1234-17-1 en matière de préavis et indemnités de licenciement, également les articles L1226-23 à L1226-24 relatifs aux absences et maintien de salaire, ou encore l’article L3134-14 en matière de jours fériés. Ces dispositions, pour certaines issues du code civil local, pour d’autres du code professionnel local, ont été reconnues par l’article 7 de la loi du 1er juin 1924 « mettant en vigueur la législation civile française dans les départements du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle » ; elles ont été ensuite codifiées par l’ordonnance 2007-329 du 12 mars 2007.
En vertu des articles L1226-23 à L1226-24 du Code du travail, le salarié est assuré d’un maintien de salaire lorsqu’il est absent pour une raison indépendante de sa volonté – maladie du salarié ou d’un proche (Cass. soc, 15 mars 2017, n° 15-16.676) – accident, décès d’un proche, garde d’un enfant, et ceci sans délai de carence ni condition d’ancienneté. Précisons que la durée de l’indemnisation diffère en fonction de la catégorie du salarié, « commis commercial » ou non. Pour le salarié non commis commercial, la rémunération est maintenue lorsque les absences représentent « une durée relativement sans importance ». Cette condition est appréciée pour chaque salarié et pour chaque absence en tenant compte de l’ancienneté du salarié, de l’effectif de l’entreprise, du rôle du salarié dans l’entreprise ou encore de l’importance des perturbations causées par l’absence du salarié. Ainsi, des absences pour maladie de 11 jours et de 7 jours pour un salarié ayant 6 ans d’ancienneté sont des absences de courte durée (Nancy, 18 avril 2001 cité dans motifs du pourvoi n° 15-16.676), alors qu’une première absence de 20 jours pour un salarié qui n’avait que 6 mois d’ancienneté ne permet pas d’invoquer l’article 616 du Code civil local devenu L1226-23 du Code du travail (Colmar, 29 juin 1998). Pour les commis commerciaux, le maintien intégral du salaire pendant une durée maximale de 6 semaines est ouvert à chaque nouvelle absence du salarié, même en cas de rechute d’un arrêt précédent ; au-delà, il faut comparer le droit local avec les dispositions de la convention collective concernée et appliquer la règle la plus favorable.
Toujours en droit du travail, les articles L1234-15 à 1234-17 du Code du travail fixent des règles plus favorables au salarié en matière de préavis de démission et de licenciement. Ces articles donnent au salarié alsacien-mosellan la possibilité d’invoquer un délai de préavis plus court s’il démissionne ou plus long en cas de licenciement. En présence de concours entre plusieurs règles, ce sont les dispositions les plus favorables au salarié qui s'imposent. Ainsi, le droit local ne s’applique que lorsque ses dispositions sont plus favorables que le droit général, le contrat de travail ou les conventions collectives.
Autre spécifié du droit local social, les Alsaciens et les Mosellans disposent de deux jours fériés supplémentaires : la Saint-Étienne et le Vendredi saint et ceci conformément à l’article L3134-14 du Code du travail. Le Vendredi saint, vendredi qui précède le dimanche de Pâques, accordé aux Protestants sous le Concordat, a été conservé quand la région est redevenue française, mais uniquement dans les communes qui sont dotées d'une église mixte ou d'un temple protestant. Autre jour férié supplémentaire, le 26 décembre (Article 105-a, alinéa 2 du code professionnel local et ordonnance du 16 août 1892), célébrant saint Étienne, premier martyr du christianisme, a disparu quand la France est devenue laïque en 1905, mais les Alsaciens-Mosellans n’ayant pas été concernés par la loi de 1905 ont pu garder cette journée non travaillée ; le Conseil constitutionnel a jugé cet article conforme à la Constitution (Décision n° 2011-157, QPC du 05-08-2011, société Somodia).
2.3. Le régime concordataire
Dans un tout autre domaine, cette région porte attention car elle n’applique pas la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État. Le régime concordataire en Alsace-Moselle est un élément du droit local alsacien-mosellan. En effet, la loi de séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905 n’a pas pu s’appliquer en Alsace-Lorraine, allemande à ce moment. Le législateur aurait pu imposer la loi de séparation lorsque la région a réintégré le territoire français, mais tel n’a pas été le cas et le Conseil d'État, dans un avis du 24 janvier 1925, déclare que le régime concordataire tel qu'il résulte de la loi de Germinal An X est toujours en vigueur en Alsace-Moselle
Le régime concordataire alsacien-mosellan trouve ses sources dans trois grands textes : le Concordat de 1801 entre Napoléon et le Pape Pie VII reconnaissant la religion catholique comme celle « de la grande majorité des Français » (non plus celle de l'État comme lors de la monarchie), donnant au chef de l'État le droit de nommer les évêques (qui reçoivent l’institution canonique du pape), obligeant l'Église à abandonner les biens « nationalisés » par les lois révolutionnaires, en contrepartie l'État assurant un entretien décent aux prêtres ; les articles organiques de la loi du 18 germinal an X (8 avril 1802) organisant précisément l’exercice des cultes catholique et protestants ; les décrets du 17 mars 1808 organisant le culte israélite. Ce régime reconnait le pluralisme religieux mais, surtout, il place les cultes reconnus sous le contrôle de l'État : les cultes catholique, luthérien (Église de la Confession d'Augsbourg d'Alsace et de Lorraine - ECAAL), réformé (Église Réformée d'Alsace-Lorraine-ERAL) et israélite. Remarquons que le régime concordataire s’est arrêté aux religions présentes en 1801, 1802 et 1808 et seules ces quatre religions, reconnues par l'État de l’époque, peuvent bénéficier du régime concordataire. Puisque la loi de 1905 ne s’applique pas, est-il possible d’envisager d’ouvrir cette règle du droit local au culte musulman, religion absente de France lors du Concordat de 1801 et aujourd’hui le troisième culte d’Alsace-Moselle ? Dès lors qu’il est admis que les modifications ne peuvent concerner que ce qui existe, ajouter un culte à cette exception n’est pas possible. Il faudrait opter pour un autre « statut » (Woehrling 2017).
On ne peut pas considérer qu’il y a une séparation des cultes et de la République puisque ce régime, à plusieurs reprises, porte atteinte à l’article 2 de la loi de 1905 selon lequel « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ». Dans cette région, l’État rémunère les ministres (curés, pasteurs et rabbins) des quatre cultes reconnus (catholique, luthérien, réformé et juif), les collectivités territoriales participent au financement du culte paroissial et conformément aux articles 4 et 5 du concordat de 1801, le Président de la République nomme l’archevêque de Strasbourg, celui de Metz (suivant une procédure de concertation-validation avec le Vatican) et le président du culte luthérien. Par ailleurs, tous les établissements d’enseignement publics et privés doivent assurer un enseignement religieux (loi Falloux 1850 ; les parents pouvant maintenant en dispenser les enfants), ce qui ne contrevient cependant pas au principe de laïcité (CE, 6 avril 2001, SNES, n° 219379 ; 6 juin 2001, Archevêque de Strasbourg, n° 224053 ; 4 juillet 2001, Ass. Prochoix, n° 219386) et, particularité dans l’enseignement supérieur, il existe deux Facultés de théologie d’Etat (délivrant des diplômes d’Etat avec des enseignants fonctionnaires) au sein de l’Université publique de Strasbourg : la Faculté de théologie catholique (instituée par une Convention entre l’Allemagne et le Saint-Siège signée le 5 décembre 1902) et la Faculté de théologie protestante ; l’Université de Lorraine, quant à elle, dispose d’un Centre autonome d’enseignement de pédagogie religieuse et de Théologie (Convention du 25 mai 1974 conclue entre la France et le Saint-Siège) (source : Institut Droit Local).
Pour clore sur ce point et montrer la difficulté d’appliquer exclusivement un texte dérogatoire très ancien, arrêtons-nous sur le délit de blasphème, spécificité du droit local. Ce délit qualifié dans les articles 166 (relatif aux blasphèmes, injures ou outrages) et 167 (relatif aux entraves au libre exercice du culte) du code pénal allemand du 15 mai 1871 est réprimé jusqu'à trois ans d’emprisonnement :
Celui qui, par voies de fait ou menaces, empêche une personne d’exercer le culte d’une communauté religieuse établie dans l’État, ou qui, dans une église ou dans un autre lieu destiné à des assemblées religieuses, empêche ou trouble par tapage ou désordre, volontairement, le culte ou certaines cérémonies du culte d’une communauté religieuse établie dans l’État, est passible d’un emprisonnement de trois ans au plus (Woehrling 2013).
Ce texte n’a pas été appliqué après 1918 ; il n’est pas dans la liste des décrets de 2013 et donc n’est pas traduit officiellement afin d’être introduit dans le droit français. Nous pouvons donc considérer qu’il est inapplicable. Cependant, les représentants des cultes catholique, protestants (luthérien et réformé), juif et musulman d'Alsace-Moselle ont demandé son abrogation en 2015 (abrogation promulguée en janvier 2017) au motif que les sanctions encourues en Alsace-Moselle en cas de trouble à l’exercice des cultes étaient incompatibles avec celles de l'article 32 de la Loi de séparation des Églises et de l'État, qui dispose que « seront punis [de la peine d’amende prévue pour les contraventions de la 5e classe et d’un emprisonnement de six à deux mois, ou de l’une de ces deux peines] ceux qui auront empêché, retardé ou interrompu les exercices d’un culte par des troubles ou désordres causés dans le local servant à ces exercices ». Ils invoquent donc un texte qui ne leur est pas applicable (loi 1905) pour supprimer un texte ancien plus répressif.
2.4. L’absence de tribunal de commerce
Nous enseignons que tout litige commercial est déféré devant le tribunal de commerce composé de juges consulaires, c’est-à-dire des commerçants élus par leurs pairs aux fonctions de juge. Cette règle de droit commun ne s’applique pas en Alsace-Moselle car les tribunaux de commerce n’existent pas. Conformément à l’article L731-1 du Code de commerce, reprenant une règle du droit local, « les chambres commerciales du tribunal judiciaire sont instituées dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle », l’article L731-2 précisant que la « compétence de la chambre commerciale est celle des tribunaux de commerce ». Là où les tribunaux de commerce sont composés de juges élus et d'un greffier, la chambre commerciale est composée d'un membre du tribunal judiciaire qui préside, de deux assesseurs élus (deux commerçants) et d'un greffier. Ainsi, tous les litiges de nature commerciale et toutes les procédures relatives aux entreprises en difficulté sont soumis à cette chambre commerciale sous l’égide d’un magistrat professionnel, dont la présence garantit une bonne application du droit. En parallèle, les formalités à effectuer au greffe du tribunal de commerce sont effectuées au greffe du tribunal judiciaire.
2.5. Un livre foncier en lieu et place du service de publicité foncière
Le livre foncier d’Alsace et de Moselle est instauré par la loi du 18 août 1896 à la place de la Conservation des hypothèques, ceci pendant que l’Alsace était annexée à l’Allemagne. Rapidement il remplace les registres hypothécaires et concerne toutes les communes à partir du 1er janvier 1900. À la réintégration au territoire français, le livre foncier est conservé et adapté à la législation française par la loi du 1er juin 1924, les décrets du 18 novembre 1924 et 14 janvier 1927 (informatisé en 2009) tout en conservant ses spécificités.
Le livre foncier fait état de toutes les mutations immobilières, cessions de droit immobilier, démembrements de droits réels, constitution de droit réel et servitudes, de changement de propriétaire immobilier…. Tous ces actes doivent y être publiés pour être opposables aux tiers. Le livre foncier présente la situation juridique à jour des immeubles, telle qu'elle résulte des documents qui y sont publiés. Il est tenu par les tribunaux judiciaires et les notaires procèdent à l’inscription du nouveau propriétaire à chaque mutation ou création de droit réel, comme ils le font auprès du service de publicité foncière dans les autres départements. Ces inscriptions serviront de preuve en cas de litige sur une question de propriété ou d’inscription hypothécaire, par exemple.
Le livre foncier est sous la responsabilité du juge du livre foncier, fonction créée en 1919 et assurée par un ancien greffier en chef de cour d'appel, tribunal et des conseils de prud'hommes d’un des trois départements, placé sous l'autorité du Premier Président de la Cour d'appel. Il a pour mission de contrôler l'inscription des droits au livre foncier, la forme des actes et donc le caractère authentique quand cette condition est exigée, le principe relatif, c’est-à-dire l'origine de propriété et l'inscription préalable du propriétaire précédent, la capacité et la représentation des contractants, leur mode de comparution devant le notaire, leur consentement et les mandats. Les inscriptions dans le livre foncier deviennent définitives lorsque le notaire les signe électroniquement et qu'il publie l'ordonnance d'inscription. Pour exercer sa mission, la jurisprudence lui reconnait un pouvoir d'investigation étendu, notamment sur l'existence des droits à inscrire et leur conformité à l'ordre public.
2.6. Des règles particulières pour les associations
Les associations, dont le siège se trouve dans l’un des trois départements du Haut-Rhin, Bas-Rhin et Moselle, ne relèvent pas de la loi de 1901, mais sont assujetties aux articles 21 à 79 du code civil local de 1908 qui détaillent leur régime juridique. Ainsi, alors qu’en droit commun l’enregistrement d’une association se fait auprès de la préfecture, en Alsace-Moselle il se fait auprès du tribunal judiciaire qui contrôle la conformité des statuts au droit local. Au lieu d’une publication au journal officiel, il y aura insertion dans les annonces légales de la presse locale. Cet enregistrement permet aux associations d’avoir la capacité juridique.
La loi de 1901, dans son article 1er, définit l’association comme « la convention par laquelle deux ou plusieurs personnes mettent en commun, d'une façon permanente, leurs connaissances ou leur activité dans un but autre que de partager des bénéfices », le doit local ne donne pas de définition. Il faut se référer à la définition donnée par la doctrine qui considère l’association comme « un groupement volontaire et organisé de personnes indéterminées, institué de façon durable, en vue de poursuivre un but précis intéressé ou désintéressé, par une action commune définie par le vote, menée sous un nom collectif et conduite par une direction » (www.associations.gouv.fr).
Quelques différences notables : les statuts d’une association relevant du droit local doivent être signés par sept membres au moins même si le nombre de membres peut descendre jusqu’à trois pendant la vie de l’association là où le droit commun impose que les statuts soient signés par deux membres minimum. Comme dans la loi de 1901, l’association doit poursuivre un but non lucratif, mais le code local permet la poursuite d’un but lucratif à condition de prévoir le partage des bénéfices entre les membres. Alors que la loi de 1901 accorde une capacité juridique limitée à l’association avec seulement la possibilité d’accomplir les actes en rapport direct avec son objet, le droit local accorde une pleine capacité juridique aux associations qui peuvent accomplir tous les actes de la vie juridique, voire des actes sans rapport avec leur objet. Enfin, autre différence, pour que les associations de droit local soient reconnues d’utilité publique elles doivent faire une demande, et elles bénéficieront de ce statut par arrêté préfectoral.
3. Conclusion
Nous pourrions également évoquer le code professionnel local (Loi 26 juillet 1900) contenant des textes allemands traduits et des textes français et traitant principalement de l’artisanat et de ses corporations. Certains de ses articles ont été codifiés dans la Code du travail et d’autres appliqués de façon parcellaire. Mais nous préférons clore cette présentation en portant à votre connaissance la publication du code du droit local alsacien-mosellan regroupant l’ensemble des textes législatifs et réglementaire particulier en vigueur en Alsace-Moselle.
