Le massacre dans la peau : corps et corpus dans The Farming of Bones d’Edwige Danticat

DOI : 10.56078/cahier-du-crini.505

Résumés

The Farming of Bones (1998), deuxième roman d’Edwidge Danticat, est une œuvre de fiction historique qui relate un des épisodes les plus sanglants de l’Histoire de l’île d’Hispaniola : le massacre en 1937 de plusieurs milliers d’immigrants haïtiens ordonné par le président dominicain de l’époque, Rafael Leónidas Trujillo. Le texte de Danticat est acclamé par la critique pour son caractère testimonial, parce qu’il redonne voix et visibilité aux victimes oubliées de ce drame. Mais, l’analyse du traitement du corps – notion, qui se présente comme un matériau de création au service de la rhétorique du roman – révèle que la poétique de ce texte va au-delà du témoignage collectif. Le présent article tente de mettre en relation le discours sur le corps et les thématiques du corps dans le texte pour lire la désintégration du corps fictif comme une métaphore d’un désir de transcendance de la notion de « race » dans le champ littéraire étatsunien.

The Farming of Bones (1998), Edwidge Danticat’s second novel, is a work of historical fiction that recounts one of the bloodiest episodes in the history of the island of Hispaniola: the 1937 massacre of thousands of Haitian immigrants ordered by the Dominican president of the time, Rafael Leónidas Trujillo. Danticat’s text is critically acclaimed for its testimonial character, because it gives voice and visibility to the forgotten victims of this drama. However, the analysis of the treatment of the body – a notion that is presented as a creative material at the service of the rhetoric of the novel – reveals that the poetics of this text goes beyond the collective testimony. This paper attempts to relate the discourse of the body to the themes of the body in the text in order to read the disintegration of the fictional body as a metaphor for a desire to transcend the notion of “race” in the American literary field.

Plan

Texte

Perpétré en 1937 sous les ordres du dictateur dominicain Rafael Trujillo (1891-1961), le massacre du Persil apparaît comme la résultante des tensions existant entre Haïti et la République Dominicaine, mais aussi et surtout, il révèle l’anti-haïtianisme (antihaitianismo) de la politique gouvernementale sous le régime de Trujillo (Miguel 113). L’anti-haïtianisme se caractérise par un traitement hostile ou désobligeant envers Haïti, son peuple et sa culture (Miguel 111). Bien que cette idéologie soit traversée par le racisme et le colorisme et qu’elle partage avec ces derniers une origine coloniale, elle reste particulière car elle ne stigmatise que les citoyens d’une nation donnée. En 1937, l’attitude hostile atteint son paroxysme en ajoutant le massacre à la longue liste de faits de violence structurelle envers le peuple haïtien en République dominicaine. La tuerie résulte de l’aspiration de Trujillo, « imbu des idéaux racistes très répandus dans le monde à cette époque », à « blanchir la race » en tentant de « contrôler et réduire le nombre des immigrants haïtiens qui, pour la plupart, venaient pour la coupe de la canne à sucre » (Blancpain 104). Malgré la violence de ce drame, un voile semble le recouvrir le rendant peu ou mal connu. Ce voile est perceptible par l’absence d’un nombre officiel de victimes1, de pressions internationales sur l’État dominicain et de monuments érigés en mémoire des victimes2. Ainsi, seuls les corps marqués et les souvenirs des survivants servent d’espace de mise en signifiance du drame.

C’est donc à une bien maigre historiographie que le deuxième roman d’Edwige Danticat, The Farming of Bones (1998, abrégé TFOB dans la suite de l’article), tente de venir en réponse. Il construit toutefois une subjectivité qui vient contraster l’approche historique en mettant l’accent sur le témoignage des victimes. Il s’agit alors d’un roman historiographique dans lequel « l’histoire [est] re-visitée – ou “révisée” au sens anglais du terme, revue, par la fiction contemporaine » (Alliot 88). Danticat nous explique d’ailleurs qu’elle personnalise le politique et qu’elle politise le personnel (Munro 2006, 83) : « my focus in Farming was more on the testimonial aspect of the events. I didn’t want to lose track of the person who is having the experiences. The larger story already exists in history3 » (Munro 2006, 83). TFOB est narré par Amabelle, jeune femme haïtienne employée comme domestique par une famille dominicaine. La narration polyphonique donne à lire le traumatisme du massacre mais aussi le traumatisme de la survie car, même si Amabelle parvient à s’échapper en traversant la rivière du massacre4 pour rejoindre Haïti, elle finit par se donner la mort quelques années plus tard en entrant dans les eaux de cette même rivière. Dans TFOB, le corps occupe une place fondamentale. L’auteure écrit des corps morcelés, stigmatisés, ou encore substitués. Le texte met en scène la fragmentation à la fois du corps et du récit. Le corps du sujet haïtien, investi par le discours colonial, en porte les marques que l’écriture de Danticat, via le témoignage d’Amabelle Désir, propose de mettre à jour.

Le présent article tente de mettre en relation le discours sur le corps et les thématisations du corps dans l’œuvre pour lire, à travers le traitement du corps dans TFOB, une aspiration à la transcendance de la race et du genre. Cette étude est menée en deux mouvements. Le premier scrute le discours portant sur ce que j’appelle ici le « corps haïtien » montrant notamment que, contrairement à ce que les travaux sur l’anti-haïtianisme laissent paraître, les conséquences de cette idéologie peuvent être observées ailleurs qu’en République dominicaine ; dans le cadre de cet article elles seront observées aux États-Unis, replaçant ainsi TFOB dans son contexte d’écriture et l’intégrant dans un corpus pertinent. Le deuxième mouvement consistera, lui, en l’analyse de la représentation du corps dans le roman afin d’étudier la manière dont il est représenté comme espace de non-être, de négation de l’être des personnages de fiction. Il s’agira alors de lire le témoignage féminin comme « trajectoire féministe d’émancipation » (Johnson 2005) venant complexifier les théorisations féministes sur l’écriture féminine.

1.  Lire et écrire le « corps haïtien » : corpus, corps noirs et corps haïtiens

Pour reprendre les termes du critique littéraire Henry Louis Gates, la fiction d’Edwidge Danticat participe à recartographier l’espace littéraire afro-américain. Elle fait partie de ces auteurs qui, par le fait de leur immigration, se voient à la fois citoyens des États-Unis et membres d’une communauté transnationale de personnes d’ascendance africaine (Gates 923). À l’instar d’écrivains tels que Jamaica Kincaid, Caryl Philips ou encore Michelle Cliff, l’imaginaire d’Edwidge Danticat donne à lire la richesse et les complexités de l’hybridité d’une identité culturelle. Sa fiction, qui s’ancre dans un mouvement oscillatoire (c’est-à-dire non pas comme un simple retour) vis-à-vis d’Haïti sa terre natale, évoque les thématiques postcoloniales de déterritorialisation, de trauma et de mémoire. Ainsi, Danticat écrit-elle Haïti à travers des personnages très souvent issus d’un entre-deux-mondes. Elle représente un pays en proie aux vicissitudes d’un chaos politique (l’ère duvaliérienne et sa violence principalement dans Breath, Eyes, Memory [1994], The Dew Breaker [2004]) et d’une nature aussi extraordinaire que meurtrière. Une autre des particularités de l’auteure est le caractère protéiforme de sa plume : outre ses romans et nouvelles, certains de ses recueils de nouvelles sont composés de récits brefs qui en apparence ne présentent aucun lien mais qui, au fil de la lecture, se dévoilent comme des chapitres sporadiques d’un même récit (The Dew Breaker en est l’exemple le plus parlant). Elle déborde aussi les sections de l’édition en passant de la littérature pour adulte à la littérature de jeunesse ; cette transversalité profonde, on le verra, se déploie également dans la diégèse.

Dans « Borders » (Frontières), l’introduction à son livre Edwidge Danticat: A Reader’s Guide (2010), Martin Munro pose le double problème de la classification de l’œuvre de Danticat et de la difficulté à déterminer une catégorie littéraire qui rendrait compte de tous les différents contextes géographiques, littéraires et culturels qui s’y intersectent (Munro 2010, 5). Carine Mardorossian l’énonce avec autant de clarté quand elle écrit : « one of the defining features of [Danticat’s] fiction is precisely its ability to simultaneously inhabit a category […] while stepping outside the category to expand its premises5 » (Mardorossian 2010, 40). Bien qu’immigrante d’origine haïtienne, son œuvre est comprise comme composante du corpus littéraire afro-américain, simplement, car elle est une écrivaine noire aux États-Unis. Seulement, cette catégorisation ne se fait pas sans accrocs, mais soulève en outre son lot de questions spécifiques. Si le classement d’œuvres de fiction peut dépendre de stratégies commerciales ou du souci de correspondre aux attentes de lecteurs « plus mêlés et moins avertis que […] des chercheurs » (Pernoo 50), dans le domaine de la critique universitaire, la question du classement est aussi sous-tendue par des problématiques liées à la race, au genre, à l’orientation sexuelle et aux politiques identitaires (Munro 1).

La fiction afro-américaine traite de ces questions dans un but émancipateur comme l’écrit Dana Williams : « [African American literary tradition] has always been about survival and liberation. It has similarly always been about probing, challenging, changing, and redirecting accepted ways of thinking to ensure the wellness and the freedom of its community cohorts6 » (Williams 1). Cette tradition met au premier plan la question de la communauté noire, ce qui fait apparaître un décalage avec l’écriture de Danticat, où le corps et le genre viennent profondément complexifier les représentations raciales et la fictionnalisation récurrente d’Haïti. Le discours sur le mot « noir » dans la Caraïbe en général et à Haïti en particulier est lui-même très spécifique et ne rejoint pas pleinement les réflexions africaines-américaines. Contrairement aux cas des sociétés caribéennes, « aucune catégorie intermédiaire [entre les Blancs et les Noirs] n’a pu émerger » durant l’esclavage aux États-Unis (Bonniol 128). La société étasunienne est fondée selon une règle de descendance qui rend nette la division entre les deux groupes, la règle de la goutte de sang noir dite « One drop rule ». Survivance des lois Jim Crow, elle identifie comme « noir » tout sujet possédant un ancêtre noir dont l’ascendance africaine est visuellement discernable ou non, « donnant le pas au génotype sur le phénotype » (Bonniol 64). Tacite, cette règle continue d’avoir une incidence sur les relations interethniques aux États-Unis. À Haïti en revanche, le qualificatif a une historiographie bien différente. Quand il proclame l’indépendance de la première nation noire le 1er janvier 1804, Jean Jacques Dessalines « proclame Noir tout haïtien quelle que soit sa couleur, et Haïtien, donc libre, tout Africain qui touche la terre d’Haïti, et tout esclave en fuite des autres pays de la Caraïbe » (Hurbon 6). Ainsi, l’indépendance d’Haïti brise les chaînes de l’esclavage et, dans le même mouvement, défait, pour la première fois dans l’histoire de la lutte anticoloniale, le mot « noir » des chaînes de signifiants dépréciatifs dont l’avait chargé le discours colonial. De plus, si les premiers textes de la littérature haïtienne, écrits par l’élite haïtienne, s’emploient, comme la littérature afro-américaine, à redonner à l’individu noir sa dignité, le canon haïtien évolue vers une écriture qui défend une patrie rongée par de multiples maux, tels le massacre des Haïtiens de 1937, l’occupation américaine (1915-1934) ou encore la dictature des Duvalier (François Duvalier 1957-1971, Jean Claude Duvalier 1971-1986).

Du fait de la fictionnalisation d’Haïti qui ponctue son œuvre, Danticat est souvent sortie par la critique du corpus littéraire étasunien pour être intégrée avec tout autant de difficultés au champ littéraire haïtien, ou plus largement à celui de la diaspora caribéenne. En plus d’écrire sur Haïti, Danticat écrit en anglais, ce qui introduit une altérité, une différence portée par la langue. Pour autant, la réception de ces œuvres semble difficilement prendre en compte cette altérité langagière. Citons Écrits d’Haïti (2011) de Nadève Ménard, qui vise à montrer que la littérature haïtienne explore des thèmes autres que l’exil et n’est pas qu’une écriture déplacée, et qui inclut des analyses des textes de Danticat dans leur version traduite en français. D’autres volumes à portée classificatoire déplacent eux aussi Danticat, tel Le Dictionnaire mondial des littératures de Pascal Mongin qui la classe dans les Antilles anglophones. Dans la même veine, le numéro 130 (Avril-Juin 1997) de la revue Notre Librairie, qui a pour rôle de lister les nouvelles sorties littéraires de l’Afrique, des Caraïbes et de l’Océan Indien, fait apparaître Breath, Eyes, Memory dans sa version traduite, Le Cri de l’oiseau rouge, publiée en 1995 à Paris, lieu de la consécration littéraire pour la littérature francophone.

Aussi la fiction de Danticat est-elle principalement étudiée dans le sillage de la littérature afro-américaine en dialogue avec des traditions littéraires plus larges (Williams 2) ou alternativement comme une écriture de la diaspora haïtienne dont le foyer originel serait Haïti. Pourtant, lorsque Danticat, en répondant aux questions de Sandy Alexandre et Ravi Y. Howard, identifie son audience, il semblerait qu’elle trace des territoires nouveaux d’imagination et de représentation :

When I write, I think of the girl I was when I was fifteen. I write what she would have liked to read. So I write first for me, then for people like my brothers, Haitian Americans who don’t read either Creole or French. I write for my niece and nephew, who were born in the United States three years ago. When they are much older, they will certainly be looking for their ‘roots’, and I want to plant some seeds for them. […] But my biggest audience is probably young Haitian American women who are looking for images of themselves in English7 (Danticat et al. 127).

Danticat écrit pour une communauté pour laquelle il faut encore planter des graines. L’impossibilité de lier ses écrits de façon définitive à un canon littéraire aisément descriptible est donc symptomatique de ce que l’auteure écrit pour une communauté genrée qui n’a, sur le plan critique, pas d’existence. Or pour Danticat, l’écriture propose précisément de faire exister et faire signifier ce lectorat, à l’image du témoignage d’Amabelle Désir, qui porte le roman (Larrier 2001). Le « corps haïtien », dont cet article se propose de décliner les implications, peut être perçu comme une notion permettant de construire un cadre critique pour saisir l’essence de cette communauté et d’inscrire Danticat et son écriture des corps haïtiens dans un corpus le plus pertinent possible.

Tout comme le « corps noir » dont il est le corollaire, le corps haïtien n’est pas à considérer comme une réalité empirique mais plutôt comme une construction née d’un ensemble de préjugés d’origine coloniale. Ce corps, ou plutôt le discours sur ce corps trouve son origine dans l’anti-haïtianisme qui, lui, éclot de la réaction des métropoles coloniales à la révolte des esclaves de Saint-Domingue (Miguel 111). Laennec Hurbon, sociologue haïtien, écrit que : « c’est tout le XIXe siècle français, britannique, américain, qui, fort de repousser la contagion haïtienne de l’indépendance politique pour les peuples encore sous colonisation et esclavage, éprouve l’allégresse de dire la barbarie haïtienne » (Hurbon 6). Saint-Domingue et Haïti, d’après le discours anti-haïtianiste, s’opposent donc diamétralement. La première, terre d’esclaves, était la « perle des Antilles8 » ‒ la colonie française la plus prolifique ‒ alors qu’Haïti, terre d’hommes libres s’étant battus pour obtenir leur liberté, devait incarner l’obscurité et la barbarie la plus profonde9. Cette antinomie, qui se solda par le rejet de la révolution haïtienne et par son effacement de la mémoire historique française, comme le démontre Jean François Brière, s’explique par le caractère impensable des événements :

L’idée que des Noirs esclaves se soulèvent contre leurs maîtres, que leur rébellion fasse capituler une armée européenne aguerrie, qu’ils déclarent leur indépendance et créent un état moderne dirigé par eux et organisé sur le modèle européen était au sens littéral « impensable » pour un Européen de la fin du XVIIIe siècle. Cela ne faisait pas partie du possible, du classifiable, d’un type d’événement que l’on pouvait conceptualiser et expliquer. (Brière 41)

L’image de barbarie et la crainte de contagion révolutionnaire génèrent, entre autres dans les récits de voyage d’auteurs étatsuniens, une littérature de la diffamation. Dans Haiti and the United States: National Stereotypes and Literary Imagination (2016), Michael Dash dresse la liste de ces textes définissant Haïti comme le foyer caribéen de la sorcellerie et de la sauvagerie africaine et le corps haïtien comme un corps démoniaque dans lequel la vie flirte avec la mort. On peut ainsi relever des textes sur la pratique commune du cannibalisme à Haïti, comme In the Wake of Colombus (1893) de Frederick Ober ou encore A Puritan in Voodooland (1938) d’Edna Taft.

Par ailleurs, le trope du corps haïtien démoniaque ressurgit aux États-Unis dans les années 1980, dès les premières heures de l’épidémie du SIDA (Dash x10) quand le centre pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC) publie un rapport identifiant les Haïtiens comme un des groupes à risque, aux côtés des hommes homosexuels, des personnes utilisant des drogues par voie intraveineuse et des personnes atteintes d’hémophilie. On note ici que les Haïtiens sont les seuls à être identifiés par leur origine nationale. Le corps démoniaque est transformé en corps malade, infecté, corrompu par son sang souillé (« dirty blood »), tel que Danticat l’écrit :

At the junior high school I attended, in Brooklyn, some of the non-Haitian students would regularly shove and hit me and the other Haitian kids, telling us that we had dirty blood. My English as a Second Language class was excluded from a school trip to the Statue of Liberty out of fear that our sharing a school bus with the other kids might prove dangerous to them11 (Danticat 2017, § 1).

Le fait que les politiques d’immigration étatsuniennes restent plus strictes envers les immigrants haïtiens que tout autre pays de l’Amérique latine (Lennox 1993) constitue une marque supplémentaire de la stigmatisation dont sont victimes les Haïtiens et les immigrants haïtiens aux États-Unis. Danticat traite par ailleurs de ces mesures coercitives dans Brother, I’m Dying (2007), où elle relate le périple de son oncle, de son immigration vers les États-Unis à son enfermement qui va se solder par sa mort. On l’a vu, la communauté haïtienne-américaine dont parle la critique sans en évoquer l’essence en a pourtant une, qui préoccupe Danticat dans chacun de ses écrits. En sortant le corps haïtien de l’ombre du corps noir, notre objectif ici n’est pas d’en faire perdurer l’influence mais bien de le mettre à nu, comme le fait Danticat, afin d’en étudier le stigmate porté par la communauté pour laquelle Danticat écrit.

2.  La thématisation du corps dans TFOB

Le massacre de 1937 s’est appuyé sur un critère phénotypique (les Haïtiens étaient identifiés par la couleur de leur peau) et sur un critère linguistique (l’armée dominicaine exigeait des personnes correspondant à la description de prononcer le mot perejil, mot espagnol pour le persil). Le terme a été choisi car le r roulé et la jota n’appartiennent pas au répertoire phonatoire du créole haïtien. Il devient une dématérialisation de la frontière géographique entre les deux pays, il représente la frontière linguistique qui se dresse entre Haïti, dont les langues officielles sont le français et le créole haïtien, et la République Dominicaine, dont la langue officielle est l’espagnol. Dans son article Biopolitics and Translation, Judith Misrahi-Barak introduit le concept de « translation ». La translation de Misrahi-Barack n’est pas simplement le passage d’une langue à une autre mais aussi le déplacement de corps d’une langue à une autre, d’un univers à un autre. Perejil comme frontière linguistique avait ainsi pour but de translater tout haïtien hors de l’espace linguistique, et par là même, de l’espace géographique dominicain. Le massacre consistait à passer les corps jugés discordants au crible. Perejil était ce crible qui rendait l’expulsion possible, et condamnait à mort les corps rejetés. Pour le dire autrement, dans TFOB, « le mot devient ainsi le corps du délit » (Spartacus 69) et Danticat se sert des références au corps comme matériau pour revisiter cette histoire, tout en donnant voix à une focalisatrice.

Edouard Glissant écrit que « la hantise du passé […] est un des référents essentiels de la production littéraire dans les Amériques » (Glissant 435). L’écrivain américain, par sa fiction, œuvre sans cesse à la reconstruction d’un passé, d’une histoire le plus souvent oblitérée par le fait colonial. Le roman de Danticat en est une illustration convaincante. TFOB revisite un chapitre de l’histoire haïtienne (et dominicaine) qui, comme beaucoup d’autres, échappe à la mémoire du plus grand nombre. Pour ce faire, elle se sert d’une narration polyphonique : « I […] wanted to reduce the massacre to one person, through whose eyes we can experience it12 » (Munro 83). Amabelle est la narratrice autodiégétique du récit ; pour autant la phrase qui ouvre le roman décentre le regard vers le personnage masculin : « His name is Sebastien Onius » (TFOB 1). La phrase initiale se transforme plus loin (TFOB 281-283) en une anaphore : elle est répétée en début de quatre paragraphes qui expriment le chagrin d’Amabelle d’avoir perdu son amoureux. L’un de ces paragraphes dit : « men with names never truly die. It is only the nameless and the faceless who vanish like smoke into the early morning air13 ». Ici réside l’objet de cette anaphore. Sebastien représente toutes ces victimes avérées ou supposées du massacre que la narration d’Amabelle refuse de laisser disparaître dans l’oubli. Le roman propose ici d’aller au-delà du genre : Amabelle la servante, qui a réussi à fuir, porte toujours le poids de la mémoire collective et des traumas individuels : son témoignage et son discours font corps avec les victimes.

Le corps du texte se compose d’ailleurs de deux niveaux de narration que l’auteure met en parallèle à l’aide de repères typographiques, l’usage des caractères gras. Les différents niveaux de narration, l’intime et l’extérieur, dévoilent chacun un aspect différent du récit et se succèdent de façon alternée. Dans Univers Intime (2008), Christine Duff affirme que les écrits des femmes de la littérature caribéenne font de l’écriture de l’intériorité, « c’est-à-dire les pensées, les rêves et les idées d’une subjectivité fictive » (Duff 1), une préoccupation majeure. Elle exprime que ce choix littéraire est subversif car ces textes « racon[tent] la subjectivité d’un peuple qui pendant deux siècles avait le statut juridique de meubles » (Duff 1), objets privés de la dimension intérieure de tout être vivant. Nadège Clitandre parle, elle aussi, de ce recours au discours de l’intérieur dans le contexte de l’écriture haïtienne. Elle écrit que le recours à l’écriture de l’intérieur chez Danticat peut être interprété comme une tentative de subversion des tropes de l’écriture nationaliste masculine :

Haitian woman writers use personal narratives to develop the intimate and private spaces of the body and psyche as factors that not only complicate and problematize traditional nationalist discourses, but also revised literary themes and pertinent issues that have been isolated within a masculine expression and explored through male lenses14 (Clitandre 2003, 93).

Le premier niveau de narration porte le récit de l’intérieur théorisé par Duff et Clitandre. Il est caractérisé par les chapitres en caractères gras plus brefs que les autres. Ces chapitres relatent les souvenirs et les rêves d’Amabelle, dont la noyade de ses parents et ses souvenirs d’enfance. Ils s’opposent aux autres chapitres, eux, écrits dans des caractères normaux dans lesquels elle livre le récit initial. La division du roman peut se définir comme une scission de l’être en deux entités, la voix (le soi) et le corps, prolongeant de manière inédite dans le corps du texte les conceptualisations de l’écriture dite féminine. Tandis que le récit de l’extérieur relate la dégradation du corps, il est continuellement interrompu par l’intime, la voix. L’extérieur traite des horreurs vécues par les travailleurs haïtiens des champs de canne à sucre et les horreurs des événements du massacre lui-même. Puisque les caractères gras sont utilisés pour mettre un texte en évidence et ainsi attirer l’attention du lecteur sur ce dernier, il ne serait pas exagéré de dire que TFOB met l’accent sur le récit intime d’une subjectivité féminine subalterne (Spivak 1988) qui dit le corps et sa fragmentation. Même s’il reste moins proéminent que le récit de l’extérieur, il reste assurément bien plus important.

Le récit de l’extérieur dévoile une destruction du corps à la fois involontaire et volontaire. Le premier cas concerne les effets de la plantation sur le corps. Elle le transforme en spatialisation de la dépossession tant le corps devient l’espace de la dépossession du soi, de l’identité. Le premier élément faisant allusion à cette mutation est le titre du roman. The Farming of Bones place les plantations de canne à sucre comme la pierre angulaire du récit. Alors que la traduction française du roman est intitulée La Récolte douce des larmes (trad. Jacques Chabert), le titre original peut aussi se traduire littéralement par « la culture des os » : la canne à sucre est alors remplacée par les os et un parallèle s’installe en rendant les deux éléments substituables. Les os, comme signifiant, peuvent être rattachés aux coupeurs de canne, l’utilisation du mot « os » suggère la rupture du corps comme un tout, sa fragmentation, son démembrement. Par cette association des termes « culture » et « os », le titre du roman dévoile que le travail dans les champs de canne à sucre entraîne la rupture, la fragmentation du corps du coupeur de canne. S’il fait aussi écho au massacre, il n’ancre pas moins le corps matériel dans l’espace topographique et ainsi complexifie davantage le corpus dans lequel le roman peut s’insérer.

La métonymie des os pour le corps se lit comme une identité entre ces corps et la canne que l’on coupe qui constitue une économie fleurissante pour la République dominicaine. La corrélation entre les corps humains et le bien de consommation permet d’établir un parallèle avec l’esclavage, comme le fait également Roger Plant dans son livre Sugar and Modern Slavery (1987). La description qu’Amabelle donne du champ de canne à sucre vient appuyer ce point :

When I finally entered the cane field, it was pitch black inside, as dark as it might be in a coffin under the ground with six feet of dirt piled over your face.
It was a darkness where the recollection of light did not exist at all, as if the bright moon overhead would never dare approach the compressed layers of cane leaves, spread over each other like house shingles.
[…] A scorching foul-smelling heat rose from the ground15 (TFOB 159-160).

Amabelle décrit une obscurité totale et un enfermement. Les feuilles sont comparées à des bardeaux, ce qui sous-entend le passage définitif de la plantation d’un espace ouvert à un espace clos. L’extrait assimile la plantation à un cercueil. Il y a comme une gradation ascendante de l’obscurité et de l’enfermement, le cercueil faisant allusion à l’anéantissement du corps. La mort devient une conséquence de l’espace clos, le texte dévoile le massacre déjà en cours. L’image de la mise en terre du cercueil vient se greffer à celle de la mise en terre de la graine. L’action de planter est comme corrompue, elle ne génère plus la vie mais la mort.

L’image de la mise à mort dévoile la portée horrifique et oppressive du travail dans les champs de canne à sucre. En plus de corps emprisonnés et ensevelis, le récit fait état de corps fragmentés : « Among the oldest women, one was missing an ear. Two had lost fingers. One had her right cheekbone cracked in half, a result of a runaway machete in the fields »16 (TFOB 61). Les parties mentionnées dans cet extrait peuvent être identifiées comme des marques de distinction constitutives de l’identité. L’oreille et la pommette, éléments symbolisant les contours du visage, et les doigts où se trouvent les empreintes digitales. Ces parties du corps sont coupées, rendues absentes, manquantes. Un parallèle entre la destruction du corps et la destruction de l’identité apparaît ainsi clairement.

La dégradation volontaire du corps, quant à elle, s’exprime par le suicide d’Amabelle. Le personnage s’enfuit de la République Dominicaine parce que le discours sur son corps la condamne à mort. Mais sa survie, dont les marques, elles aussi, restent inscrites sur le corps, la fige dans un autre discours : « Some of the merchants and shopkeepers and their workers moaned as we moved among them. They recognized us without knowing us. We were those people, the nearly dead, the ones who had escaped from the other side of the river17 » (TFOB 220). Son suicide est donc une tentative de défaire son corps de ses multiples discours. Sa mort est une évasion, évasion d’un corps usé et abusé par le discours. Le choix de la mort par immersion rappelle le baptême chrétien. La symbolique de ce rite parle de la mort nécessaire de l’ancienne vie pour une renaissance dans une dimension divine et éternelle.

Cette thématique de la renaissance est très présente dans les chapitres du récit de l’intime notamment à travers la métaphore de la marmite sur le feu : « I am always curious as to what is boiling inside and whether it is yet mashed into something and edible. Dry red beans take the longest, but I like to see them each float up to the surface and shed their skin to the water’s heat18 » (TFOB 82) La curiosité du personnage est attisée par « ce qui bout à l’intérieur ». Et le roman dans son ensemble revient bien sur cette nécessité de saisir cet intérieur, de le mettre en lumière. Dans son article « Body and Voice as the sites of oppression » (2001), Nadège Clitandre associe cette métaphore de la marmite sur le feu, mais aussi des haricots qui perdent leur peau, au personnage d’Amabelle elle-même. Elle écrit qu’Amabelle s’identifie aux haricots et cela rappelle son propre désir de « perdre sa peau » : « Amabelle’s enjoyment in watching beans shed skin in boiling water is a metaphor for her own desire to shed her skin19 » (Clitandre 2001, 38). À travers cette métaphore, une parmi toutes celles que le roman déploie, on peut lire une extension de la thématique de la renaissance condensant la matérialité de l’espace domestique, la référence intratextuelle au massacre et les perspectives éternelles offertes par l’écriture.

3.  Conclusion

Bien que Danticat s’inspire des textes de certains auteurs qui ont eux aussi écrit sur le massacre, tels que Jacques Stephen Alexis, René Philoctète et Rita Dove, sa réinterprétation du massacre de 1937 reste très personnelle tant elle mobilise un intertexte spécifique sur le corps haïtien et une écriture qui englobe autant le témoignage individuel que la mémoire collective. Analyser les implications de la représentation des corps dans ce texte dévoile que le roman de l’auteure construit le corps comme une rhétorique du non-être, un signifiant en guerre. L’usage du thème de la désintégration ou de la destruction du corps peut être perçu ici comme une métaphore pour une transcendance de la race et du genre. Car, comme on l’a vu avec la notion de corps haïtien, la communauté haïtienne-américaine est aux États-Unis inscrite dans un schéma de pensée qui en favorise l’ostracisme et la discrimination, dans des symbolismes qui font d’elle une construction tout à la fois visible mais stigmatisée et invisible et marginalisée. Edwidge Danticat utilise son écriture pour mettre cette communauté en lumière et faire connaître l’étendue des problématiques qui la concernent en articulant le récit intime et extérieur d’une voix narrative féminine à l’intersection de la race et du genre, de l’histoire et de la fiction, du corps et du texte.

Bibliographie

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Notes

1 Les chiffres de 1935 indiquent la présence de 52 657 immigrants haïtiens en République Dominicaine et ceux de 1950, 29 500 (Wooding et al. 22) ; l’incertitude persiste néanmoins lorsqu’on sait que l’immigration illégale, anba fil en créole haïtien (littéralement « sous le fil »), reste un moyen d’entrée très usité. Le nombre de victimes, auquel il faudrait soustraire le nombre de personnes s’étant échappées vers Haïti, est donc difficilement estimable avec certitude. François Blancpain écrit que le nombre exprimé différait en fonction de l’importance que son auteur souhaitait accorder au massacre, 20 000 selon les Haïtiens et 1000 selon les Dominicains (Blancpain 107). Dans The Uses of Haiti, Paul Farmer écrit que le nombre de victimes est à trouver entre 18 000 et 35 000 tandis que Bridget Wooding et Richard David Moseley-Williams, dans Needed but Unwanted, l’estiment plutôt entre 1 000 et 30 000. De façon générale, les textes s’accordent à parler d’au moins 12 000 victimes (Corden et al. 98) mais on peut également lire d’autres estimations allant de 15 000 (Turits 590), à 20 000 (Misrahi-Barak 163) ou 25 000 (Strongman 22). Retour au texte

2 Le massacre prit fin le 8 octobre après des violences qui durèrent 10 jours et, dès le 15 octobre 1937, le ministre des relations extérieures du gouvernement dominicain, Joachim Balaguer, et l’ambassadeur d’Haïti à Santo-Domingo, Evremont Carrié, signèrent un accord visant à minimiser la gravité de l’événement (Blancpain, 107). Retour au texte

3 « Dans Farming, je me suis plus concentrée sur l’aspect testimonial des événements. Je ne voulais pas perdre de vue la personne qui vit ces expériences. Le récit plus large existe déjà dans l’histoire. » (Sauf mention contraire, les traductions sont les miennes). Retour au texte

4 La rivière ne fut pas baptisée ainsi en mémoire de ce massacre, mais plutôt en celle du massacre survenu en 1728 entre les colons espagnols et les boucaniers français, dont elle fut le théâtre (Shemak 2). Retour au texte

5 « L’un des traits caractéristiques de la fiction d’Edwidge Danticat est précisément sa capacité à simultanément habiter une catégorie […] tout en en sortant pour en agrandir les lieux. » Retour au texte

6 « [La tradition littéraire afro-américaine] a toujours traité de survie et de libération. De même, elle a toujours consisté à sonder, à remettre en question, à changer et à réorienter les modes de pensée traditionnels afin d’assurer le bien-être et la liberté de sa communauté ». Retour au texte

7 « Quand j’écris, je pense à la fille que j’étais quand j’avais 15 ans. J’écris ce qu’elle aurait aimé lire. J’écris donc d’abord pour moi, puis pour des gens comme mes frères, des Américains d’origine haïtienne qui ne lisent ni le créole ni le français. J’écris pour ma nièce et mon neveu, qui sont nés aux États-Unis il y a trois ans. Quand ils seront beaucoup plus âgés, ils chercheront certainement leurs “racines”, et je veux planter quelques graines pour eux. […] Mais ma plus grande audience est probablement constituée de jeunes Américaines d’origine haïtienne qui cherchent des images d’elles-mêmes en anglais. » Retour au texte

8 Surnom que lui donnèrent les colons français. Retour au texte

9 Pour une étude riche sur la publication au XIXe siècle de textes caricaturant la révolution, voir l’ouvrage de C.H. Middelanie, Imperialen Gegenwelten. Haïti in den Franzosiche Text-und bildmedien (1996). Retour au texte

10 Ainsi, durant cette période, un nombre considérable de travaux scientifiques est publié pour démontrer la pertinence de cette classification et appuyer l’origine haïtienne du virus. Alexander Moore et Ronald D. Le Baron publient « The Case for a Haitian Origin of the AIDS Epidemic » dans la revue The Social Dimension of AIDS, où ils déclarent : « if any place in the world is ripe for the genesis of a major new pathogen, then that place is Haiti ». (« S’il est un endroit dans le monde qui est mûr pour la genèse d’un nouvel agent pathogène majeur, c’est bien Haïti. », cité par Anna Fuchs qui, dans son article « AIDS & Haiti – Discourses on Origin, Stigma, and Blame » (2021), offre un historique assez important de ces textes scientifiques). Retour au texte

11 « Au collège que je fréquentais, à Brooklyn, certains élèves non haïtiens nous poussaient et nous frappaient régulièrement, moi et les autres enfants haïtiens, en nous disant que nous avions le sang sale. Ma classe d’anglais langue seconde a été exclue d’un voyage scolaire à la Statue de la Liberté, de peur que le fait de partager le bus scolaire avec les autres enfants ne soit dangereux pour eux. » Retour au texte

12 « Je souhaitais réduire le massacre à une personne, à travers laquelle on pouvait le vivre. » Retour au texte

13 « Les hommes avec des noms ne meurent jamais vraiment. Seuls les sans-noms et les sans-visages disparaissent comme la fumée dans l’air du petit matin. » Retour au texte

14 « Les écrivaines haïtiennes utilisent les récits personnels pour développer les espaces intimes et privés du corps et de la psyché comme des facteurs qui non seulement compliquent et problématisent les discours nationalistes traditionnels, mais aussi révisent les thèmes littéraires et les questions pertinentes qui ont été isolés dans une expression masculine et explorés à travers le prisme d’un regard masculin. » Retour au texte

15 « Lorsque j’ai finalement pénétré dans le champ de canne à sucre, il faisait nuit noire à l’intérieur, aussi noire qu’il ferait dans un cercueil six pieds sous terre. C’était une obscurité où le souvenir de la lumière n’existait pas du tout, comme si la lune éclatante au-dessus de nous n’oserait jamais s’approcher des couches comprimées de feuilles de canne, étalées les unes sur les autres comme des bardeaux. [...] Une chaleur brûlante et nauséabonde montait du sol ». Retour au texte

16 « Parmi les femmes les plus âgées, une avait perdu une oreille. Deux avaient perdu des doigts. La pommette droite de l’une d’entre elles était fendue en deux, résultat d’un coup de machettes dans les champs. » Retour au texte

17 « Certains des marchands, des commerçants et de leurs ouvriers gémissaient lorsque nous nous déplacions parmi eux. Ils nous ont reconnus sans nous connaître. Nous étions ces gens, les presque morts, ceux qui avaient fui de l’autre côté de la rivière ». Retour au texte

18 « Je suis toujours curieuse de savoir ce qui bout à l’intérieur et si c’est déjà réduit en purée et comestible. Les haricots rouges secs prennent le plus de temps, mais j’aime les voir flotter à la surface et perdre leur peau à la chaleur de l’eau ». Retour au texte

19 « Le plaisir qu’éprouve Amabelle à regarder les haricots perdre leur peau dans l’eau bouillante est une métaphore de son propre désir de perdre sa peau. » Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Derne Darelle Moutoula Niengou, « Le massacre dans la peau : corps et corpus dans The Farming of Bones d’Edwige Danticat », Cahiers du CRINI [En ligne], 3 | 2022, mis en ligne le 01 juillet 2022, consulté le 03 décembre 2025. URL : https://cahiers-du-crini.pergola-publications.fr/index.php?id=505

Auteur

Derne Darelle Moutoula Niengou

est inscrite en 4e année de thèse à l’Université Paris 8 sous la direction du professeur Claire Joubert. Sa thèse est présentement intitulée « Le réexamen de la notion de littérature nationale dans l’écriture d’Edwidge Danticat » ; elle s’étend sur l’ensemble des textes de fiction de l’auteure. Au cours des années précédentes, Derne Darelle Moutoula Niengou a présenté trois communications scientifiques dans deux séminaires de son école doctorale et une à Nantes Université. Dans le cadre des doctoriales du séminaire Actualité critique elle présente : « Plurivocalité ou Polyphonie : Lire la voix narrative chez Edwidge Danticat » (06/07/20) et « Intrusions langagières dans The Farming of Bones d’Edwidge Danticat » (26/06/21). Pour le séminaire Imaginer les communautés de son laboratoire de rattachement, TransCrit, : « L’écriture danticatienne ou la problématique d’une littérature haïtienne-américaine » (08/04/21), et « L’écriture du corps : The Farming of Bones d’Edwidge Danticat » (12/05/22) à l’occasion d’une séance du séminaire PAGE à Nantes. Elle est représentante des doctorants de l’école doctorale Pratiques et théories du sens (ED 31), et travaille en parallèle comme chargée de cours dans la formation Langues Etrangères Appliquées de l’Université Paris 8.

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