La figure de la Méduse est évoquée dans Eva’s Man (1976) lorsque Eva est confrontée au regard masculin, regard qui apparaît dans le texte comme une force coercitive exercée sur le personnage féminin. Exposée depuis son jeune âge à ce regard qui s’impose à elle, Eva livre un récit ponctué par l’emprise de ce regard contraignant. L’histoire narrée par la jeune femme laisse transparaître, lors de multiples évocations de « stare » et « look » –regarder (fixement) – exécutés par le personnage masculin, le caractère intrusif de son regard. Un regard dont elle ne manque pas de souligner la persistance et le caractère pesant tout au long de l’œuvre à travers des phrases comme : « I could feel his eyes on me » (p.37) ou « I could feel him looking at me » (p.112) (traduisons : « je sentais ses yeux sur moi, je le sentais me regarder »).1
C’est donc à juste titre que le pouvoir mortifère de la Méduse se porte de façon sélective sur le personnage masculin dans le texte. Son regard se présente à la fois comme le support et l’instrument d’une emprise qu’il exerce sur le sujet féminin. La contrainte que représente ce regard sur elle est telle qu’il ne se limite pas au simple fait de désirer au travers de ses yeux, mais va jusqu’à suggérer sa réceptivité, et par là même, le consentement. Ainsi, Eva, comme sa mère et les autres personnages féminins, s’entend régulièrement dire que quelque chose dans ses yeux laisse entendre aux hommes qu’elle les désire2. Comme réglé par une norme implicite, le sujet masculin trouve dans le regard féminin (en retour au sien) une forme d’approbation servant ainsi à justifier son regard à lui, expression de son désir.
Eva’s Man dévoile différentes formes d’oppressions et les rapports de domination en œuvre au sein de la communauté noire. Le roman est publié pendant l’éclosion du « Black Arts Movement » (BAM) qui vise une réhabilitation de la subjectivité noire américaine victime du système d’oppression raciale sur lequel sont construits les États-Unis (Mitchell, 166). De ce fait, le texte de Gayl Jones semble, à travers les images négatives qu’assument les personnages noirs dans le texte, s’inscrire en porte-à-faux avec le mouvement. Eva’s Man ne ravit pas certaines élites de la communauté noire qui y voit un texte politiquement incorrect (Basu, 195). De même, alors que le BAM se revendique contre-esthétique à la culture occidentale, la métaphore prolongée de la figure de la Méduse, mythe reconnu de cette culture occidentale, apparaît comme un défaut de plus dans ce texte déjà mis en cause au sein de la communauté pour sa déviation par rapport aux valeurs politiques et esthétiques du BAM. Cet article se propose d’analyser la façon dont se déploie la symbolique du mythe dans l’écriture de Gayl Jones, mais aussi de montrer en quoi elle constitue une problématique dans ce texte de littérature africaine américaine. Dans notre exploration des mécanismes en œuvre dans le « jeu de regard » entre « Eva Medusa » et le personnage masculin, nous nous appuierons essentiellement sur une approche psychanalytique.
1. Une esthétique noire
Le « Black Arts Movement » encourage les artistes de la communauté africaine américaine à se détourner de l’esthétique et de la culture occidentales3 et à se réinventer par le biais de codes qui leur sont propres. Avec pour mot d’ordre la destruction de l’objet blanc ou de l’ordre symbolique occidental qui domine le monde, le mouvement vise, selon le fondateur Amiri Baraka né LeRoi Jones,4 une uniformisation du discours protestataire à travers une esthétique afrocentrée. Le BAM se veut mode d’expression dérivé d’une expérience collective africaine américaine avec la noirceur et l’africanité comme signifiants premiers dans les productions artistiques et littéraires de la communauté. Créé dans un perpétuel contexte d’oppression raciale au début des années soixante, le BAM –pendant artistique du Black Power5 – vient répondre de façon radicale à cette oppression par le repli identitaire.
Eva’s Man adopte les codes de cette esthétique noire en mettant en avant l’héritage sudiste afro-américain à travers l’adaptation à l’écrit des formes d’expression orales héritées de la tradition africaine ainsi que l’emploi du dialecte rural du sud des États-Unis. Le style verbal du roman qui affecte autant le lexique que la syntaxe et la grammaire, transgresse les normes stylistiques de la littératie américaine. Cette affirmation de l’identité africaine américaine ne suffit pourtant pas à attester l’adhésion de Gayl Jones au mouvement esthétique. La figuration de personnages noirs criminels, aliénés ou lascifs, porte préjudice à son texte auprès de la communauté africaine américaine parce qu’il semble prendre le contre-pied du BAM. June Jordan, poétesse et essayiste militante africaine américaine qualifie le texte de « sinistre désinformation à propos de la femme noire » et d’univers qui « limite hommes et femmes noirs à une dynamique animale » (Jordan, 217). La mise en scène de figures féminines mortifères est reprochée à Jones qui semble corroborer la représentation négative d’une femme noire castratrice. D’abord Méduse, et ensuite le mystérieux personnage de Queen Bee, dont tous les partenaires sexuels finissent par mourir. Dans la version française Meurtrière (1977), traduite par Sylvie Durastanti, la traduction du nom de ce personnage, rendu par « la mante religieuse », est à cet égard pertinente parce qu’elle exprime bien la tendance à l’hom[m]icide critiquée dans ce texte. De même, le portrait peu flatteur dressé du sujet masculin noir dans le roman, est source de discorde. Le roman fait alors partie des textes qui suscitent un malaise au sein de la communauté noire aux États-Unis.
Second roman de Jones, Eva’s Man est dérangeant – au même titre que The Bluest Eye (1970) de Toni Morrison et The Color Purple (1982) d’Alice Walker – parce qu’il traite de violence au sein du cocon racial qui est jusque-là projeté comme espace de solidarité contre l’oppression raciale. Selon certains, ces textes valident les stéréotypes raciaux qui stigmatisent de façon traditionnelle hommes et femmes noirs aux États-Unis. Dans The Bluest Eye, Pecola – le personnage principal – est violée par son père. The Color Purple traite de la violence domestique et des abus sexuels vécus par Celie de la part de Pa (l’époux de sa mère), puis, plus tard, de la part de Mr. Johnson (époux de Celie), à qui Pa la cède lorsqu’elle ne lui est plus d’aucune utilité parce qu’il s’intéresse désormais à sa petite sœur Nettie. Quant à Eva’s Man, c’est le récit troublant d’Eva, témoin et victime depuis son enfance d’agressions physiques et sexuelles à l’encontre de femmes au sein de la communauté noire. Les trois romans, parmi les plus controversés de la littérature africaine américaine, sont poignants dans leur mise en scène d’un corps féminin rendu abject et d’une subjectivité féminine noire qui apparaît réifiée par le regard de l’autre (l’homme noir principalement). Ces textes sont aussi fortement marqués par l’ambivalence du personnage féminin qui finit par intérioriser ce regard – représentatif de l’ordre symbolique – au point qu’elle en devient dépendante.
Dans Eva’s Man, Eva fait depuis sa cellule dans un asile psychiatrique le récit de sa vie, qui se résume en une longue séquence d’abus sexuels et psychologiques. Le conditionnement à la violence de ce personnage génère une forme d’ambivalence qui amène à questionner son implication dans les abus qu’elle subit. Elle rencontre un soir dans un bar Davis qui l’invite à le rejoindre dans sa chambre d’hôtel ; la jeune femme accepte et se retrouve séquestrée au bout de quelques jours passés dans cette chambre. Davis garde la clé et refuse qu’Eva sorte. Il lui arrache également son peigne en insistant sur le fait qu’elle n’en a pas besoin parce qu’elle ne sera vue par personne d’autre que lui. Sans son peigne, Eva ne peut plus prendre soin de ses cheveux. Changeant d’apparence, elle devient la Méduse dans le discours de Davis, qui lie l’aspect hérissé de sa chevelure à la figure mythologique. Cette dépossession du peigne fait partie d’une longue série de privations infligées à la jeune femme, visant à rendre manifeste son emprise. Ironie du sort pour Davis, « Eva Medusa » finit par le tuer pour se libérer de sa chambre et s’affranchir de son regard et de sa domination. Après l’avoir empoisonné en mettant de l’arsenic dans son verre de whisky, Eva lui sectionne le pénis avec les dents. Cet acte de mutilation sidère et horrifie autant la communauté fictive que la communauté noire américaine lors de la publication du roman. Le pouvoir de la Méduse castratrice inscrit dans le texte semble opérer au-delà de l’espace narratif de Eva’s Man qui vient, lors de sa publication, cristalliser les tensions sur la scène littéraire africaine américaine.
2. Je regarde donc je suis : un regard masculin, un objet féminin
Comme tout mythe, celui de la Méduse se caractérise par sa polymorphie. Il apparaît sous une forme différente d’une mythologie à l’autre. Si les textes évoquant la Méduse divergent sur certains aspects du mythe, ils convergent tous vers sa caractéristique principale : ils figurent un personnage féminin à la chevelure de serpent qui change en pierre quiconque croise son regard. Au fil du temps le mythe évolue et est approprié par les imaginaires belliqueux pour valoriser la bravoure et la force masculines. Il devient désormais indissociable du mythe de Persée où la Méduse figure une tête coupée pour signifier le courage de ce héros qui maîtrise et domestique ses forces maléfiques. Les anthropologues et historiens de l’art soulignent son évocation de l’organe sexuel féminin. La psychanalyse les rejoint sur ce point tout en y apportant des précisions ; à l’instar de Freud et de Kristeva qui associent la tête coupée de la Méduse à la castration, en soulignant l’interchangeabilité de la tête et du sexe masculin (Kristeva, 31).
Sous l’angle intertextuel, l’exploitation en toile de fond du mythe de la Méduse, figure par excellence d’une féminité menaçante, vient en réponse à l’enfermement du féminin dans le huis clos que semble imposer le regard masculin. L’essayiste britannique John Berger expose dans Ways of Seeing une tendance voyeuriste occidentale particulièrement accentuée chez le sujet masculin. À travers l’analyse d’une série de productions picturales, il montre comment le corps féminin, par son utilisation culturelle et économique, est réifié. Il convoque dans ce texte une critique de Claude Lévi-Strauss sur l’art, selon laquelle : « le vif et ambitieux désir de l’artiste et du spectateur de prendre possession de l’objet figuré sur la toile constitue l’un des traits marquants propres à la civilisation occidentale »6, (Berger, 84). L’inventaire des avancées historiques dans les arts visuels, et le succès exceptionnel des technologies, techniques et outils de production ou de traitement de l’image en Occident (appareil photo, caméra, publicité, poster, etc.) montrent dans ce texte comment cette culture voyeuriste transforme le corps féminin –objet de prédilection de ces arts et média – en propriété.
Le texte de Berger nous permet d’étayer l’idée selon laquelle le regard masculin s’est, à travers les époques dans les sociétés occidentales, imposé dans la conception et la définition de la subjectivité féminine. Il est jusqu’à très récemment resté l’unique biais par lequel on pouvait appréhender cette subjectivité. Que ce soit dans les œuvres littéraires à une époque où les femmes ont très peu accès à l’écriture ou dans les arts visuels, où le sujet masculin règne également en maître, la femme n’y trouve sa place que comme « objet » d’art / de l’art. La figuration excessive du corps féminin dénudé, dévoilé, exhibé ou même idéalisé y dresse le portrait d’un sujet féminin constamment soumis au regard masculin.
Des points de vue culturel et historique, le regard se construit comme exclusivement masculin, donnant lieu à une représentation phallocentrée de l’art qui présente un sujet féminin relégué au figuratif. Méduse, figure féminine, n’y échappe pas. Si les arts visuels se sont autant emparés de ce mythe, c’est bien pour tenter de se saisir de son essence, son pouvoir de pétrification. Or, dans ces arts, ce n’est plus la Gorgone qui fige. C’est le peintre ou le sculpteur qui fixe le sujet féminin dans un cadre rigide et le confine au statut de représentation. Substitué à celui de la Méduse, le regard masculin devient motif à l’édification d’une subjectivité féminine abstraite. Elle figure une image inerte, modelée, façonnée, dominée, domptée par le seul et unique détenteur du pinceau ou de la plume, et dévoile un sujet masculin qui fait sens de sa subjectivité en regardant.
Et Eva’s Man illustre bien cet état de fait en décrivant un sujet féminin défini par le regard de l’homme. La première allusion faite au mythe intervient lors d’une scène dans laquelle Davis, amant de Eva, la retrouve dans une chambre d’hôtel où il la retient captive et la rejoint quotidiennement pour avoir des rapports sexuels :
“You look like a lion, all that hair.”
“It’s the male lion that have a lot of hair.”
“Then you look like a male lion,” he said, laughing.
“Eva Medusa’s a lion.”
“Medina,” I said.
“Medina,” he said.7 (E.M. 16)
Après plusieurs jours durant lesquels Davis lui retire son peigne, lui interdisant de se coiffer, l’aspect hirsute des cheveux crépus de Eva leur donne une allure de crinière, selon lui. L’image du lion, bête sauvage, employée par l’amant de Eva – et qui, plus loin migre vers Méduse – vient l’ériger en mâle dominant puisqu’Eva devient dans son discours une force sauvage et menaçante qu’il entreprend de domestiquer.
Notons que cette première comparaison à Méduse se manifeste par un lapsus de Davis, au cours duquel il modifie le nom de Eva en changeant les unités infra-lexicales [di.na] en [du.sa]. Sous cette forme, le lapsus, erreur d’élocution classée parmi les actes manqués, est un mécanisme inconscient de substitution de mots ayant approximativement la même prononciation (Freud, 113). En nommant son amante « Medusa » au lieu de « Medina », Davis évoque l’altération des traits du visage d’Eva dont il se rend responsable en lui retirant son peigne. Une mise en cliché de l’identité de la jeune femme résulte de son assimilation de façon fantasmée à la créature mythique. Le visage et les cheveux constituent les premiers indices d’identification – parce que directement accessibles au regard – et ce sont ces traits qui sont travestis par Davis. Tout en mettant l’accent sur le contrôle qu’il exerce sur le corps de son amante, le lapsus, ici révélateur de ce qui échappe au contrôle de l’homme, inscrit une ironie tragique quand on prend en compte la fin de Davis dans le roman.
L’acte de regarder, ici tendance à dévisager, déploie une énergie fantasmatique sur celle qui y est confrontée. Le parallèle entre la jeune femme et Méduse s’opère dans l’inconscient de l’homme qui défigure Eva. En focalisant son regard sur les cheveux et le visage de la jeune femme, il en fait une figure sommaire, la réduisant à son portrait, au même titre que la Méduse qui apparaît dans la tradition littéraire comme une figure fragmentée, dont la puissance symbolique réside toute entière sur sa tête. Elle est essentiellement décrite comme un personnage au visage hideux avec des serpents à la place des cheveux. Cette figuration de la tête décapitée du personnage mythique qui prime sur le mythe l’inscrit dans l’affirmation d’une masculinité répressive. L’altération des traits d’Eva et l’analogie avec le mythe montrent comment ce regard opère un sectionnement du corps féminin en réduisant la subjectivité féminine à certains attributs.
Nous observons une négation de la subjectivité féminine qui ne se conçoit pas comme sujet, mais comme étant le reflet de la représentation masculine. Cela se manifeste dans le cas de Eva par le traitement de ses cheveux dont la texture lui vaut d’être assimilée à la Gorgone – en référence à la chevelure hérissée du monstre. Indice d’un certain héritage génétique, le cheveu est un trait d’appartenance et d’identification. Chez l’individu d’origine africaine, la mèche entortillée avec des nœuds inextricables a participé, avec la teinte foncée de sa peau et ses traits faciaux, à la représentation d’un corps noir bestial. Le traitement culturel de la nature de cette mèche de cheveux en particulier, symbole d’un corps qui échappe à tout contrôle, donne paradoxalement à voir dans le texte un corps impuissant sous le regard de l’autre. La référence à la figure de la Méduse fait écho à la prégnance d’un imaginaire structuré par un mode de représentation colonial car Davis associe les cheveux crépus décoiffés de Eva à l’expression d’un corps féminin exorbitant. La privation du peigne de Eva marque symboliquement l’aliénation de son corps par son amant. D’abord, il la maintient sous sa surveillance en l’isolant dans cette chambre d’hôtel. Puis, il lui retire son peigne. Féminin ou afro, le peigne est un fort symbole identitaire. En ravissant celui d’Eva, Davis entrave le coiffage qui est un rituel corporel et une pratique esthétique significatifs pour son identité. Le peigne, ainsi que la clé, qui lui sont confisqués, marquent la prise de possession par son amant – acte de (dé)possession qui atteint son apogée dans la déformation de son nom.
L’analyse du passage et du lapsus introduit une dimension phallogocentrique du regard. Forgé à partir des termes phallocentrisme et logocentrisme par Derrida, ce concept est une critique de la place centrale accordée au phallus dans la psychanalyse conjointement à la primauté du logos dans la philosophie occidentale. Par ce terme il dénonce le monopole et l’instrumentalisation de la parole par l’humain – en particulier le mâle fait maître par l’ordre symbolique – pour exercer une domination illégitime sur les êtres privés de parole (Derrida, xvii). Se révélant comme une mise en scène de la masculinité, le regard de Davis devient motif à imposer la perception qu’il se fait d’Eva. Dépourvue de toute autorité, elle est réduite au silence. Davis la reprend sans cesse au cours de leur conversation et c’est lui qui a le dernier mot. L’échelonnage de « you look like » dans son échange fait intervenir deux instances ; d’abord, la représentation qu’il se fait d’elle – « you look like a lion », « then, you look like a male lion » – puis, le moment où il lui attribue une nouvelle identité en commutant « look like » avec « is » : « Eva Medusa is a lion ». Le regard s’inscrit comme un phénomène structural en reliant langage, inconscient et mythe pour construire une représentation du féminin biaisée par le prisme et le primat du phallus.
Eva incarne une subjectivité féminine bridée par le regard que lui porte le sujet masculin. Recluse dans cette chambre d’hôtel, puis au commissariat de police où elle est conduite pour le meurtre de Davis, et dans l’asile psychiatrique où elle est internée, elle est continuellement soumise au regard inquisiteur que lui inflige l’autorité masculine. On peut dans le texte témoigner du surinvestissement voyeuriste dont elle fait l’objet : les policiers qui l’arrêtent et l’interrogent, les journalistes, le psychiatre en charge de son suivi, les curieux ayant entendu parler de son histoire, et même au travers de son image affichée dans les journaux. Eva est assaillie par tous ces regards :
“How did it feel, Eva?” The psychiatrist asked.
My mother got an obscene telephone call one day. A man wanted to know how did
it feel when my daddy fucked her.
“How did it feel?” Elvira asked.
“They told me you wouldn’t talk. They said I wouldn’t get one word out of you,” the psychiatrist said. “Did you feel you had any cause to mutilate him afterwards? Why did you feel killing him wasn’t enough?”
“How did it feel?” Elvira asked.
“How did it feel?” The psychiatrist asked.
“How did it feel?” Elvira asked.
“How do it feel Mizz Canada?” The man asked my mama. [...].
“My hair looks like snakes, doesn’t it?” I asked.8 (E.M., 76-77).
Si la jeune femme était incessamment soumise au regard de son amant pendant son enfermement dans la chambre d’hôtel, la manière dont elle s’en libère n’améliore pas les choses. Les circonstances de la mort de son amant provoquent un déferlement de réactions ambivalentes principalement chez les personnages masculins. Si elle était jusque-là confrontée au regard masculin intrusif essentiellement dans la sphère intime, le débordement de violence dans l’acte de mutilation l’expose à un plus large public. L’anaphore dans cet extrait participe à l’expression d’un voyeurisme exacerbé qui se manifeste par une pulsion d’emprise. Déjà, l’écho généré par la répétition du segment « how [does] it feel ? » a pour effet d’intensifier le caractère intrusif et pervers de ce voyeurisme. Aussi, cette interrogation formule le désir de pénétrer et posséder ce qui est inaccessible au regard (le sentiment, la sensation interne). « [H]ow did it feel ? » peut d’abord se traduire par « qu’est-ce que ça t’a fait ? », mais aussi et secondairement « qu’a-t-il senti ? » Sa succession rythmée associe le regard et la voix au phallus et y inscrit le corps féminin – ici non plus seulement celui d’Eva mais aussi de sa mère – au cœur d’une dynamique des sévices sexuels. L’implication d’Elvira, codétenue d’Eva, ne sert qu’à accentuer la subordination du sujet féminin au regard et au discours masculins qu’elle finit par s’approprier.
Le regard masculin figure une atteinte à la fois de l’intimité et de l’intégrité du sujet féminin. Le concept de scopophilie, comme défini par Freud, fait référence au fait de prendre autrui comme objet en le soumettant à un regard curieux et aliénant. Selon lui, cette pulsion se transforme plus tard en perversion dont le sujet tire sa satisfaction en infligeant – de sa position de sujet actif – son regard contrôleur à un autre qui est transformé en objet (Freud 1988, 127). Découlant de cette idée, il s’installe un rapport sadique entre le sujet et son objet, le premier, dominant, exerçant pouvoir et violence sur le dernier, sujet passif. Cette relation entre scopophilie et sadisme se lit dans notre texte par le rapport de force qui s’installe entre les personnages impliqués par le regard. Davis fait sens de son autorité sur Eva, et par là même de sa subjectivité au travers de son regard. Regard qui investit ici son objet, Eva, dans son entièreté.
Si la tendance scopophile de la culture occidentale détermine la subjectivité féminine, le critère racial dans une Amérique contemporaine qui reste fortement marquée par son passé esclavagiste, intensifie cette aliénation. Dans son analyse des stéréotypes qui hantent les femmes noires aux États-Unis, la critique américaine Hortense Spillers évoque le pornotroping comme processus de dé-subjectivation du corps féminin noir qui se retrouve réduit à sa chair, la chair étant le degré zéro de conceptualisation sociale (Spillers, 206). La politique économique de cette nation, en partie construite sur l’exploitation de ce corps dégenré, le réduit à sa génitalité, le restreint à ses fonctions biologiques en tant qu’instrument de prolifération de la main d’œuvre. Le corps féminin noir à l’intersection de la race et du sexe, doublement servile, dépouillé de toute autorité, est condamné à la définition par autrui.
3. Méduse ; Eva[e] et le serpent : figurer l’aberration
Le rapport malsain au corps féminin noir persiste ici dans l’érotisation du personnage. La tendance voyeuriste des personnages masculins s’inscrit dans une dynamique réflexive lorsque, sur la scène du meurtre de Davis, la jeune femme s’identifie une énième fois à la Méduse : « I am Medusa, I was thinking. Men look at me and get hards-ons. I turn their dicks to stone. I laughed. I’m a lion woman. No, its the men lions that have all that hair. »9 (p.130). Ici, c’est le corps tout entier qui est fait lieu de la sexualité, participant d’autant plus à l’effacement de sa subjectivité. L’effet boomerang du regard masculin dévoile une dynamique autodestructrice par le glissement qui s’opère entre les actions « Men look at [Eva] » et « get hards-on ». Le corps de la jeune femme devient tout entier le lieu de la sexualité. La double articulation de « hard-ons » signifie à la fois l’érection du membre viril qu’elle suscite aux voyeurs et, par la première particule « hard », la rigidité des corps des victimes pétrifiées de la Méduse. « Hard » et « stone » ont d’abord pour effet d’inscrire une masculinité noire exaltée ; car ils évoquent une consolidation de la virilité, puis, ils énoncent l’effet paralysant du regard de la Méduse sur cette masculinité toute puissante.
Dans le discours radical qui encadre l’esthétique noire, les intellectuels et hommes de lettres comprennent la sexualité comme l’espace de reconquête de la masculinité noire – étant donné que l’exploitation sexuelle a été intrinsèque à la domination systémique des Blancs sur les Noirs (Baraka, 225). La prégnance de ce discours intensifie de facto l’aliénation de la femme noire, la première exposée à l’expression de cette masculinité. La perception du visage d’Eva Medusa, ici assimilée à la vision du sexe féminin par l’effet extatique généré chez les personnages masculins, donne lieu à la castration, mise à mort de la masculinité dans le texte. Ceci a pour effet d’affirmer la Méduse comme contre-pouvoir au regard subjugueur masculin. La seconde partie du monologue, qui intervient immédiatement après la scène de meurtre et d’émasculation de Davis, souligne le caractère incisif de l’écriture de Gayl Jones à travers l’autoreprésentation satirique d’Eva, qui détourne et assume les traits virilistes du lion mâle juste après avoir « terrassé » Davis.
L’obscénité dans le meurtre de Davis devient donc l’expression du dérèglement d’un corps mécanisé, bouleversé par les discours et représentations idéologiques qui y sont imbriqués. L’intériorisation de la perception masculine évoque alors une crise de la représentation chez ce personnage féminin vidé et défait de sa subjectivité. Même après s’être libérée de Davis, Eva reste enfermée dans une dynamique de répétition compulsive des mots de son amant pour se définir. Les traits de la Méduse désormais absorbés par le personnage principal ici font de son corps un ensemble non fonctionnel. Le corps du personnage, comme son langage, devient un effet d’automatismes conduisant à l’expression d’une subjectivité morbide.
L’appropriation des traits du mythe de la Méduse incorporés à Eva, femme noire, postule l’idée de la transculturalité de la féminité noire. Son corps est fait lieu de collision de différentes idéologies sociopolitiques répressives. Si le cheveu dans les cultures occidentales et non-occidentales apparaît comme symbole de l’énergie sexuelle principalement rattaché à l’expression d’une identité genrée, ceux d’Eva sont paradoxalement une affirmation identitaire de la masculinité noire. L’image du lion, animal africain et symbole d’une masculinité toute-puissante participe à cette valorisation identitaire de l’homme inscrite dans la chair de la femme noire. La focalisation qui vient fixer l’attention sur le cheveu, avec l’évocation du lion – force féroce dont l’aspect viril est délibérément précisé – font du corps féminin noir le motif passif de l’autorité du sujet masculin noir.
En arborant les serpents de la Méduse, les cheveux d’Eva revêtent l’altérité radicale que représente la Gorgone. Le détournement de signifiant qui s’opère d’abord dans la conscience verbale de Davis, puis dans celle d’Eva qui intériorise cette perception, participe à aliéner Eva de son corps. Jean-Pierre Vernant définit cette altérité qu’incarne Méduse comme une altérité qui arrache le sujet à lui-même pour le projeter dans la confusion et l’horreur du chaos (Vernant, 30). Pour Eva, ce chaos se manifeste dans la distorsion corporelle, les cheveux de serpents. En intériorisant la perception de Davis, Eva intègre ses cheveux comme lieu et siège de sa subjectivité. Mais, investis d’une représentation négative, ces cheveux deviennent l’élément qui malmène le corps dans son entièreté. Investis par la représentation du dominant, les cheveux, trait corporel, revêtent une autre signification, aliènent et s’aliènent la jeune femme. En portant préjudice à l’intégrité et l’intégralité du corps, les cheveux d’Eva deviennent un signifiant antagoniste au même titre que cette écriture féminine devenue antinomique à l’esthétique noire.
Lieu de tension où se rencontrent différentes forces, les cheveux prennent une dimension politique. Le glissement entre cheveux et serpents permet d’évoquer le surinvestissement dont ces signifiants font l’objet dans les imaginaires. Symbole phallique, le serpent incarne également le psychisme obscur, incompréhensible et mystérieux (Chevalier et Gheerbrant, 867). Les mythologies l’associant à la femme en font le symbole d’un imminent danger. Il est d’ailleurs difficile de ne pas remarquer dans le nom du personnage principal, le clin d’œil que fait Gayl Jones à l’histoire biblique de la déchéance humaine, occasionnée par la dyade femme et serpent. Eva/ Ève est une fois de plus, ou de trop, associée au serpent, évoquant ainsi le chaos. À l’image du serpent dans la Bible, les cheveux d’Eva deviennent un signifiant étranger qui s’immisce et s’insinue dans le corps et vient perturber son fonctionnement. Méduse, figure féminine polyphallique, représente par cette multiplicité de serpents une menace à l’ordre symbolique dont elle subtilise le pouvoir. Eva devient par association de signifiants cet être dérangeant.
Les cheveux crépus sont chargés de discours politiques et font jusqu’à nos jours l’objet de polémiques. Ils sont considérés comme un signe de militantisme et de formes de radicalisme en référence aux mouvements de la coupe « Afro » aux États-Unis et au Rastafari en Jamaïque. Mais les représentations sur ces cheveux tirent leur origine de l’ordre esclavagiste et colonial. Les cheveux ont fait partie des premiers indices identitaires effacés à cette époque avec pour but de faire disparaître toute forme d’identité et de garder le contrôle sur les esclaves. Les hommes comme les femmes sont rasés, les soins de beauté ainsi que toute pratique culturelle pouvant rappeler leurs traditions sont formellement interdits. En même temps, les traits caucasiens (cheveux lisses, nez fin, peau dite blanche…) sont valorisés et imposés comme normes de beauté. En revanche, les caractéristiques physiques africaines qui semblent à l’extrême opposé de ces traits « fins » sont perçues comme dévalorisants. Après l’abolition de l’esclavage, les questions identitaires remettent les cheveux africains au cœur des débats, des injonctions telles que les « lois Tignon »10 sont adoptées dans les Amériques, forçant les femmes noires à se recouvrir les cheveux d’étoffes en public. Plus tard dans les années soixante, l’« Afro » devient le symbole du pouvoir et de la fierté africaine avec des slogans tels que « Black is beautiful » pour s’affirmer face à la négation de l’africanité, et surtout avoir un impact sur les hommes noirs et femmes noires ayant intériorisé ces discours racistes. Le corps féminin noir, principal affecté par ces représentations, porte donc cette marque de l’altérité radicale (sur)chargée de connotations négatives et projeté dans le dérangeant, l’anormal. Même cette récupération du cheveu crépu comme symbole identitaire positif en fait un terrain de bataille puisque porter ses cheveux crépus devient un geste politique.
4. Écrire femme et noire
À travers le regard masculin, la figure de la Méduse évoque dans le texte une mythification de la subjectivité féminine noire, comme nous pouvons le lire dans le présent extrait :
“She looks dangerous, too, doesn’t she?” The detective asked.
“They all look dangerous.”
My hair was uncombed. It was turning into snakes.11 (E.M.,77)
La perte de singularité des personnages féminins tous assignés à la représentation d’une féminité hors normes en référence au meurtre de Davis participe ici à la construction d’un archétype, modèle typique de la féminité noire. Aussi, la convocation des traits de la Méduse par Eva chaque fois qu’elle est soumise au regard masculin agit comme une contre-interpellation, elle détourne le stigmate en subvertissant le langage et le regard masculin. Elle rappelle également la fonction apotropaïque c’est-à-dire tutélaire de la tête du monstre, qui vient ici conjurer le pouvoir du regard masculin.
Eva’s Man à travers l’évocation du mythe de la Méduse pointe du doigt les phénomènes de mythification du sujet féminin noir créés par le regard d’un autre qui le définit. Méduse vient en rappel d’une subjectivité féminine noire figée et encastrée dans des schèmes de représentations bien définis. Son évocation dans le texte vient également témoigner de l’invisibilité du sujet féminin noir, une invisibilité qui ne repose pas sur l’imperceptibilité, mais sur l’effacement et le camouflage générés par sa chair surinvestie par les idéologies dominantes. Notons l’implication récurrente de figures d’autorité, comme le psychiatre, les agents de police, le commissaire, pour accentuer le caractère institutionnalisé de cette fiction du féminin noir.
Cette idée de mythification se rattache au « continent noir » d’Hélène Cixous, figurant l’imaginaire colonisateur occidental et la compulsion à altériser, c’est-à-dire créer une dialectique et par là même une hiérarchie entre le Propre et l’autre. Dans cet ordre de représentation le propre, le moi, « règne, nomme, définit, et attribue son autre ». Le continent noir désigne les refoulés de la culture qui représente une menace pour l’ordre occidental et sont signifiés comme étranges, aveuglants, dangereux. Ici, l’idée d’une féminité figurée à travers l’horreur du noir résulte d’un système répressif généré par « une économie libidinale et culturelle – donc politique typiquement masculine » où s’opère le refoulement de la femme (Cixous, 43). Cette altérité développée dans Le rire de la Méduse, figure l’intersectionnalité du sujet féminin noir au cœur de l’ordre occidental parce que son corps, à l’intersection de la race et du sexe, s’inscrit au cœur de toutes les dynamiques répressives. Cixous présente le corps et l’écriture féminins à la fois comme lieu de crise et comme espace par excellence de défaite de cet ordre occidental. Elle appelle d’ailleurs dans ce texte les femmes à se saisir de ce corps par l’écriture afin de renverser l’ordre établi.
Si le mythe de la Méduse apparaît chez Cixous de même que chez Jones comme cette figure de la réappropriation du féminin dans l’écriture des femmes, il prend avec la castration de Davis une dimension plus radicale. Le désir de recouvrer la virilité de l’homme noir perdue ou volée par la violence de l'esclavage puis de la violence de la société américaine est réduit à néant dans Eva’s Man. La figuration du stéréotype du Black Macho et de celui du violeur (noir-américain) – ce dernier ayant souvent servi à justifier la nécessité de la castration lors du lynchage d’hommes noirs aux États-Unis12– renouvelle en quelque sorte cette atteinte à la masculinité noire. D’autant plus qu’Eva exécute ouvertement cet outrage en mutilant le pénis de Davis, affirmant l’irrévérence de l’écrivaine aux codes de l’esthétique noire.
L’image de la femme noire castratrice est surtout mal perçue dans un contexte où il est désormais question pour le sujet masculin noir de s’affirmer face à une société blanche rejetant la faute de la condition défavorisée de la communauté noire sur la femme noire. Cette inculpation prend forme dans une étude sociologique, le célèbre rapport Moynihan publié en 1965, qui dépeint l’homme noir comme une espèce en danger, menacée par la « matriarche » noire. C’est d’abord le corps féminin noir qui est une fois de plus stigmatisé car l’étude met en cause l’hyperfécondité de la femme noire, qui génère une famille disproportionnée. Cette « famille hors norme » pèse alors lourd sur l’homme noir : d’abord en tant que père qui, souvent sous-employé, ne peut pas en assumer la charge, ensuite en tant que fils de cette famille à qui il sera impossible de garantir une bonne éducation et un bon avenir. Le rapport s’attaque ensuite à l’employabilité de la femme noire. Facilement embauchée par les familles blanches en qualité de domestique, elle usurpe, selon Moynihan, la place de l’homme à la tête du foyer en devenant celle qui subvient aux besoins de la famille. Cela aurait pour conséquence une augmentation du nombre de familles (monoparentales) noires dirigées par les femmes. Cette structure familiale défaillante, parce qu’elle renverse la construction de la famille dans une Amérique patriarcale, est donc, selon les conclusions de cette étude, la cause première du retard de développement de la communauté noire aux États-Unis (Moynihan,758). Toutefois, les motivations de Moynihan sont discutables, comme le fait remarquer Eleanor Holmes Norton dans le Black Woman’s Manifesto où elle dénonce la visée contre-révolutionnaire de ce rapport (Norton, 4). Dans une Amérique raciste où le sujet masculin noir est en mal de pouvoir, la représentation d’une autorité féminine castratrice vient jouer sur les frustrations et insécurités de ce dernier. D’autant plus que le statut de Moynihan, à l’époque Secrétaire adjoint au ministère du travail, officialise et légitime en quelque sorte le stéréotype. Étude sociologique ou appel à la chasse à la sorcière noire, le rapport cause des dommages au sein du mouvement politique noir, où la tendance est désormais à restreindre l’implication féminine.
5. Conclusion
Malgré son agenda prometteur, le Black Art Movement échoue à assurer la représentation de façon inclusive d’une identité et d’une culture africaines américaines (Mitchell, 195). La métaphore prolongée de la Méduse participe dans Eva’s Man à une distanciation du BAM en inscrivant le texte en dehors du cadre fixé par ledit mouvement. Le mythe par sa fonction censure – car l’une de ses fonctions est de censurer le regard qui peut être porté sur soi – s’intègre donc parfaitement à l’écriture subversive à l’œuvre dans ce roman. L’écrivaine altère néanmoins le mythe en l’associant aux traits d’une féminité noire. Méduse et son pouvoir mortifère déployé dans le texte deviennent les indices d’une contre-fiction. En déphasage avec un Black Power qui se révèle finalement comme un « Black Man’s Power », les femmes noires, déjà en inadéquation avec les féministes nord-américaines qui minimisent les revendications liées à la race, se retrouvent dans l’urgence d’affirmer leur propre voix. Eva’s Man se manifeste comme une écriture qui vient par la force ravir le corps féminin noir aux discours auxquels il est soumis, et par la même occasion affirmer une voix féminine noire. La figuration dans le texte de Jones d’un sujet féminin complexe qui, en détournant les traits de la Méduse, vient subvertir le pouvoir masculin, affirme la dynamique incisive de son écriture. La subversion devient le point de départ d’un nouveau courant. Le féminisme noir, en rupture totale avec les mouvements mentionnés plus haut, apparaît donc comme un espace propice à l’expression d’un témoignage prenant en compte les problématiques spécifiques aux femmes noires américaines.
