Dans un contexte de crise climatique où il devient clair que le dérèglement en cours pose déjà et posera de plus en plus, en France et ailleurs, le « problème de l’eau », avec ses alternances de périodes de sécheresse et d’inondations parfois catastrophiques, cette étude de la gestion de l’eau en Espagne est essentiellement destinée à un lectorat français. Rares sont en effet les Français qui n’ont jamais effectué un séjour touristique sur la côte méditerranéenne espagnole ou aux Îles Canaries. Plus rares encore, parmi les touristes consommateurs de sol y playa (soleil et plage), sont ceux qui se sont posé la question de savoir d’où provenait l’eau douce qui leur y était fournie à satiété lors de leur séjour…
Certes, comparaison n’est pas raison, et comparaison (implicite) n’implique pas hiérarchisation des approches ou des solutions retenues, en Espagne et en France, mais il nous a semblé que la présentation de la situation espagnole, en matière de gestion de l’eau, pourrait enrichir la vision de cette problématique par un public français. En effet, chacun est spontanément porté à penser que son propre mode de vie et les solutions retenues près de chez lui ont vocation à être universels, alors qu’un regard plus exigeant montre clairement à quel point les visions du monde, les perceptions des problèmes et les solutions apportées diffèrent profondément d’un pays à l’autre, pour de multiples raisons, d’ordre géographique, historique ou culturel. Nous verrons que ce raisonnement s’applique également au domaine de l’eau.
Comment sortir la majeure partie de l’Espagne d’un sous-développement persistant et faire du pays un acteur économique de poids au plan international ? Tel a été le défi posé aux décideurs politiques et économiques du siècle passé. Comment maintenir et accroître l’expansion économique de l’Espagne pour les générations à venir, compte tenu des enjeux climatiques et écologiques ? Tel est celui qui se pose aux politiques actuels. En effet, en dehors de sa frange nord-ouest, l’Espagne vit sous un climat sec, en particulier l’été. Les géographes locaux parlent de » l’Espagne sèche ».
Agriculture, industrie, tourisme, tous ces secteurs sont de gros consommateurs d’eau. À cela s’ajoute la concentration, en partie héliotropique, d’une proportion importante de la population espagnole dans des régions de climat méditerranéen. Comment a-t-on fait, et comment fait-on, pour résoudre au quotidien ces divers défis, et comment l’Espagne parvient-elle à dépasser les contradictions suivantes :
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accueillir et approvisionner en eau des millions de touristes dans des zones qui les attirent précisément parce qu’il n’y pleut presque jamais, en tout cas l’été,
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y concentrer des populations urbaines fixes très importantes, ainsi que les activités économiques et les emplois qui leur procurent un niveau de vie satisfaisant,
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et faire d’un Levant en partie aride le jardin potager et fruitier de l’Europe, « la huerta de Europa » ?
Cet article tentera de faire une synthèse de la gestion de l’eau en Espagne, en n’éludant ni la composante écologie et développement durable, ni la difficulté à concilier, dans un régime démocratique, création – puis gestion – de grands équipements structurants et prise en compte de résistances locales et individuelles inévitables.
Pendant des siècles, la rareté de l’eau a été un frein important au développement économique de l’Espagne. Rappelons qu’au milieu du XXe siècle encore, certains villages du Sud du pays voyaient leurs fontaines tarir en fin d’été. Certes, les Espagnols citent fièrement les travaux d’adduction d’eau de l’époque romaine (comme l’aqueduc de Ségovie), ceux de l’Andalousie arabe ou encore les structures séculaires d’irrigation et de gestion des eaux de la région de Valence. Mais les travaux nécessaires pour sortir de cette situation de pénurie d’eau, d’une ampleur considérable, n’ont été planifiés qu’au début du XXe siècle, et en grande partie mis en œuvre durant la période franquiste. En effet, le Plan Nacional de Obras Hidráulicas fut élaboré par Manuel Lorenzo Pardo en 1933, pendant la Seconde République. Il inspira largement le Plan Peña, mis en place par Franco en 1939.
Contrairement à certains stéréotypes tenaces, l’Espagne, y compris l’Espagne sèche, n’est pas une prolongation du Maghreb. Sauf dans certaines zones du Sud-Est du pays, les précipitations n’y sont pas si rares, mais elles sont avant tout irrégulières, tant au niveau annuel qu’au plan de cycles pluriannuels. Aux périodes, récurrentes, de sécheresse, succèdent des épisodes de fortes pluies, qui font sortir de leurs lits fleuves et rivières, et y compris le moindre riachuelo (ruisseau) de montagne, qui peut alors se transformer en torrent destructeur. En raison du relief, ces crues ont provoqué, et provoquent encore parfois, des dégâts considérables.
Autre facteur fondamental, l’Espagne est un pays à dominante montagneuse et l’altitude moyenne du territoire y est élevée, ce qui implique des chutes de neige importantes dans de nombreuses zones. Par ailleurs, une bonne partie de l’Est du pays jouit d’un climat méditerranéen, induisant des précipitations, parfois violentes, en demi-saison, avec, en revanche, des étés très secs, et même quelquefois sans le moindre épisode pluvieux.
Compte tenu de ces éléments, les quantités brutes d’eau disponibles sur le territoire sont importantes. Voici quelques chiffres de cumul de précipitations annuelles en Espagne, selon les régions. Il s’agit de moyennes pour la période 1980-2010. Les données françaises serviront ensuite de repères, pour fixer des ordres de grandeur. Logiquement la partie nord-ouest de l’Espagne est la plus arrosée : 1613 mm à Pontevedra, 1507 à San Sebastián. Les mesetas centrales, pour leur part, reçoivent en moyenne entre 350 et 550 mm (Burgos : 546 mm ; Madrid : 428 mm ; Cáceres : 551 mm). Pour la partie méditerranéenne, on trouve 728 mm à Gerona, 588 mm à Barcelone, 461 mm à Valence, 411 à Palma de Mallorca, 311 à Alicante, 200 mm à Almería (sachant que la zone la plus sèche d’Espagne se situe entre Alicante et Almería), et 535 mm à Málaga. L’Andalousie atlantique, avec 539 mm à Séville et 525 mm à Huelva, ne peut pas être véritablement considérée comme une zone sèche. Enfin, pour les Îles Canaries, les chiffres vont de 60 à 520 mm, nous y reviendrons (Sevillano, 2022).
En France, la première place revient au Jura (1284 mm), suivie des autres zones montagneuses, entre 1200 et 1000 mm (hors Pyrénées Orientales : 425 mm). Le Finistère reçoit 1001 mm, Paris 727 mm, la Loire Atlantique 713 mm. Les chiffres pour la France sont ceux de l’année 2021. (Source : « Les départements les plus pluvieux de France en 2021 », sur le site lintern@ute).
En résumé, certes, les précipitations sont, en moyenne, plus faibles en Espagne qu’en France, mais pas autant que ne le laissent penser les stéréotypes ambiants.
Un dernier exemple, relevant du pittoresque mais attesté par les relevés officiels d’AEMET, achèvera de rompre les poncifs dominants : le village espagnol qui reçoit le plus de pluie est… Grazalema, situé dans la Sierra du même nom, au nord de la province de Cádiz, en pleine Andalousie intérieure, avec des chiffres variant de 1500 à 2000 mm selon les années.
Avant la réalisation des grands équipements que nous allons décrire, l’essentiel de cette eau était déversé dans la mer par les cours d’eau, et par conséquent perdu et non exploitable1.
1. Les besoins en eau et les enjeux en termes de développement et d’internationalisation de l’économie espagnole
L’Espagne actuelle est sans conteste un pays moderne, aussi bien en ce qui concerne son économie que le mode de vie de ses habitants et la qualité technique de l’accueil qu’elle est en mesure d’offrir aux millions de touristes qui la visitent.
Son agriculture est pleinement intégrée à l’économie de l’Europe. L’immense majorité du territoire était, jusqu’aux années 1960, consacrée aux cultures « de secano » (de zone sèche), avec des rendements limités et une rentabilité faible. De nos jours, sont valorisées, dans de très nombreuses zones, des cultures « de regadío » (irriguées), avec des rendements très élevés et des plus-values beaucoup plus intéressantes pour les producteurs. Ces productions alimentent certes le marché intérieur, y compris la clientèle touristique, mais elles s’exportent aussi massivement vers les pays du Nord de l’Europe.
Les productions les plus denses et les plus spectaculaires se situent dans le Levant (Valence, Alicante, Murcie) et même Almería, au nord-est de l’Andalousie, région caractérisée par son climat semi-aride, ou même aride par endroits, (nous reprendrons ici l’usage espagnol, consistant à désigner les provinces du pays par le nom de leur ville capitale, sauf pour quelques exceptions). On y découvre ce que l’on désigne couramment comme « des mers de plastique », des océans de serres, ainsi que d’immenses vergers d’agrumes et autres arbres fruitiers, bénéficiant les uns et les autres de l’irrigation. Un fort ensoleillement est propice à des rendements agricoles élevés, sous réserve cependant de disposer d’eau en quantité suffisante.
Nous verrons infra d’où provient cette eau, dont la disponibilité a métamorphosé à la fois le paysage et le niveau de vie des populations locales. Dispersées à l’intérieur de la péninsule, on peut découvrir, par ailleurs, de nombreuses autres zones de cultures intensives irriguées, qui, l’été, constituent de véritables îlots de verdure parmi d’immenses paysages desséchés.
Si l’essentiel de la consommation d’eau en Espagne est le fait de l’agriculture – on parle généralement de 80 % du total national (Ministerio para la transición ecológica y el reto demográfico, s.d.a) –, les besoins du secteur industriel sont également importants. Contrairement à des stéréotypes là aussi très tenaces, l’Espagne dispose de structures industrielles appréciables.
Citons quelques exemples. Dans le secteur automobile, l’Espagne est le deuxième producteur d’Europe, derrière l’Allemagne, et largement devant la France, avec 2,2 millions de véhicules produits en 2020, le total ayant frôlé les 2,9 millions en 20162. Et ce, bien qu’aucune marque ne soit à proprement parler espagnole : en effet, SEAT (Sociedad Española de Automóviles de Turismo), créée en 1950 par l’INI (Instituto Nacional de Industria) pour produire des modèles FIAT sous licence, est maintenant une composante du groupe Volkswagen.
Des chaînes espagnoles sortent des Renault, des Peugeot, des Citroën, des Volkswagen, des Seat, des Cupra, des Ford, des Opel3, des Nissan, des Mercedes… Michelin et d’autres groupes internationaux y produisent des pneumatiques en quantité. Le secteur pétrolier n’est pas en reste, avec les champions nationaux que sont Repsol et Cepsa. En matière de construction et travaux publics, là aussi, certaines entreprises nationales, comme par exemple, Acciona, FCC, Ferrovial ou Sacyr, peu connues en France, ont atteint des dimensions internationales, avec en particulier des investissements importants en Amérique latine. Un dernier exemple, celui des céramiques et carrelages ; dans ce secteur, l’Espagne dispose de deux mastodontes : Porcelanosa, bien connu en France (où, du reste, presque personne ne sait qu’il s’agit d’un groupe espagnol…) et Pamesa, assez puissant pour financer le club de football de Villarreal (Castellón), demi-finaliste de la Champions League en 2022, avec son stade, désormais célèbre : « el Estadio de la Cerámica ». Enfin, nous ne citerons que pour mémoire les secteurs des mines, des carrières, de la taille de pierre, de la cimenterie, de la brique, tous très présents en Espagne.
Toutes ces activités industrielles nécessitent de fortes quantités d’eau pour fonctionner. Avant d’implanter leurs usines, respectivement à Almussafes (Valence) et à Figueruelas (Saragosse) dans les années 1970/1980, aussi bien Ford que General Motors ont formulé leurs exigences en alimentation en eau. À titre d’illustration, en 2005, Ford consommait à Almussafes 1,5 million de mètres cubes d’eau par an, soit 3 500 litres pour chacun des 420 000 véhicules produits (« Ford Almussafes. Consumo de agua », 2005).
Venons-en au tourisme. C’est une évidence de caractériser l’Espagne comme un pays touristique. La majeure partie de son territoire bénéficie d’un climat favorable et de paysages séduisants. Son passé historique riche a produit un patrimoine monumental exceptionnel, souvent très bien préservé et mis en valeur. La composante balnéaire est dominante, grâce, en particulier, à plus de 2 000 kilomètres de littoral méditerranéen, la longueur totale des côtes espagnoles atteignant 7 661 km, en incluant les archipels (Source : Instituto Geográfico Nacional). Ces derniers, Îles Canaries et Baléares, voient leur développement favorisé par l’essor et la démocratisation des transports aériens.
Il est peut-être utile de rappeler ici que, à la fin des années 1950, le tourisme a été explicitement utilisé par le régime franquiste comme levier pour financer le décollage économique du pays. En attirant des millions de touristes étrangers, les ministres technocrates de l’Opus Dei de l’époque ont fait entrer dans le pays des « devises fortes », qui permirent d’acheter machines et équipements, et de moderniser les infrastructures routières (voir, par exemple, Dulphy, 1992, 362).
Depuis maintenant plusieurs générations, l’Espagne se classe parmi les toutes premières destinations touristiques au monde. Elle est passée de 1,5 million de touristes étrangers en 1955 à 6 millions en 1960, 34 millions en 1973, 64 millions à la fin du siècle, pour atteindre 83,5 millions en 20194. Les capacités d’accueil ont suivi : au cours des dernières décennies, des groupes hôteliers espagnols, comme Meliá, Barceló, NH, Iberostar, Riu, Eurostar…, dont la vocation était d’abord nationale, ont atteint une envergure internationale, et souvent mondiale. Meliá, le plus important d’entre eux, disposait en 2020 de plus de 83 000 chambres. Ces groupes sont maintenant présents dans de nombreux pays, aussi bien dans des métropoles que dans des régions balnéaires.
Les embouteillages atteignant 20 à 30 kilomètres sur les routes nationales menant aux postes frontière d’Irún et du Perthus dans les années 1960 et 1970 relèvent de souvenirs pittoresques. Les touristes en voiture restent très nombreux, mais les autoroutes traversent maintenant la frontière et l’intégration de l’Espagne à l’UE a fortement limité les contrôles de douane et de police. À ces flux routiers se sont ajoutés les millions de voyageurs optant pour les transports aériens, y compris pour des destinations auparavant relativement confidentielles, comme les Baléares et surtout les Canaries. En 2019, l’aéroport de Palma de Mallorca a accueilli près de 30 millions de passagers aériens, les différents aéroports des Canaries 45 millions, dont 30 millions pour les deux grandes îles, Málaga près de 20 millions, Alicante 15 millions5.
L’Espagne a longtemps été perçue majoritairement comme une destination de tourisme bon marché, ce que synthétisaient bien les slogans suivants : « El sol barato » (le soleil bon marché), et « Sol y playa ». Le revers de la médaille a été le bétonnage massif d’une partie du littoral et la destruction parfois irréversible de certains sites. Lors des dernières décennies, un virage a été pris, privilégiant une montée en gamme des équipements et des structures d’accueil. Cela a logiquement débouché sur des besoins en eau en forte croissance dans les zones les plus ensoleillées, et par conséquent les plus attractives, et qui sont celles où l’eau est la plus rare. Il va de soi que l’eau naturellement disponible dans ces régions ne peut y suffire.
Enfin, la population espagnole est très concentrée géographiquement. Elle est très urbaine, avec des capitales régionales qui ont connu une forte croissance au cours des dernières décennies. Certaines d’entre elles sont des métropoles importantes comme Madrid, Barcelone, Valence, Séville, ou encore Saragosse. Une autre caractéristique majeure est la concentration de cette population en majorité dans les régions littorales, phénomène datant de plusieurs siècles. La tendance récente voit la population croître fortement sur la côte méditerranéenne en particulier. Pour ce qui nous occupe ici, le mode de vie urbain actuel, avec ses logements modernes et ses équipements divers, induit une consommation d’eau importante6, alors même que cette population se concentre majoritairement dans des zones caractérisées par des étés secs.
2. Quelles solutions, quelles innovations ?
On l’a vu, le défi de l’approvisionnement en eau est omniprésent en Espagne. Comment est-on sorti de la pénurie ?
Les principaux fleuves espagnols
La première solution a consisté à établir de nombreux barrages sur les cours d’eau, obtenant ainsi autant de retenues d’eau. L’objectif premier est de stocker, au cours des périodes où elles sont abondantes, les eaux de pluies, ainsi que celles des fontes des neiges dans les nombreuses zones de montagne. On constitue ainsi des réserves qualifiées de pluriannuelles, visant à la fois à faire face aux périodes, et aux années, de sécheresse, à assurer une alimentation pérenne des réseaux d’approvisionnement et à réguler le débit des fleuves. En effet, de nombreuses rivières, mais aussi certains grands fleuves espagnols, étaient autrefois souvent à sec en fin d’été. Sauf exception, ces cours d’eau conservent maintenant un certain débit toute l’année. Ces barrages servent également d’amortisseurs efficaces lors des périodes de crues. L’eau cesse ainsi d’être perçue avant tout comme un problème et comme un danger, à la fois quand elle manque et quand son excès est dévastateur : on connaît bien maintenant en France le phénomène de « mur d’eau » se produisant en zone de montagne. La densité de zones montagneuses en Espagne y augmente fortement ce risque.
Lors de leur conception, ces barrages étaient aussi destinés à produire de l’énergie hydroélectrique, indispensable à la modernisation du pays. Cette vocation reprend toute sa valeur de nos jours, dans un contexte d’énergie rare et chère et de recherche d’énergie propre, soutenable, et produite localement.
L’Espagne compte 1 225 grands barrages (Ministerio para la transición ecológica y el reto demográfico, s.d.c), d’une capacité totale de 56 000 » hm3 », unité de mesure exotique pour un lecteur français, qui ne la rencontre jamais à propos de son propre pays, soit 56 milliards de m3 (ce qui représente 50 % du débit annuel des fleuves concernés). Ces données peuvent paraître abstraites. Elles ne le sont pas pour les Espagnols : les taux de remplissage des différents barrages sont disponibles, et accessibles en permanence sur internet (embalses.net) ; ils figurent même en complément des bulletins météorologiques dans certains journaux.
Les lacs artificiels engendrés peuvent être gigantesques : celui d’Alcántara (Cáceres) mesure 91 km de long, et le plus étendu de tous, celui de La Serena (Badajoz), couvre 13 949 ha, soit près de 140 km2.
Barrage de La Serena (Badajoz)
Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Presa_de_Embalse_de_la_Serena_3.jpg
Une autre réalisation, particulièrement caractéristique et adaptée à l’Espagne, mérite d’être citée. Il s’agit du fameux « Trasvase Tajo-Segura », le transvasement d’eau depuis le bassin du Tage vers celui du Segura. De quoi s’agit-il ? À une centaine de kilomètres à l’est de Madrid, sur la partie amont du bassin du Tage, dans une zone de moyenne montagne, ont été établis sept grands barrages, constituant ce qu’on a surnommé, au vu de leurs dimensions, « el Mar de Castilla », la Mer de Castille.
El Mar de Castilla

Dans cette zone, d’une densité de population très faible et réputée peu propice à des cultures intensives, les besoins en eau sont faibles. En revanche, à une distance de quelque 250 à 300 km au sud-est, le Levant avait une population dense, une tradition de cultures de fruits et légumes et des potentialités de développement touristique considérables. L’idée, formulée dès le début du XXe siècle, consistait à stocker l’eau du bassin du Tage dans les barrages de el Mar de Castilla, et à construire un canal et des conduites d’eau pour amener cette eau dans les provinces de Valence, Alicante, Murcie et même Almería.
Cela n’a pu être obtenu qu’au prix de travaux titanesques, terminés en 1979 : pompage de l’eau pour lui faire passer la première barrière rocheuse, d’un dénivelé de 245 mètres (à raison de 66 m3/s, pour une capacité potentielle annuelle de 1000 hm3), construction d’une canalisation d’un total de 292 km, dont un tunnel de 32 km sous une zone de montagne, avec stockage intermédiaire dans différents barrages, puis répartition dans les zones de destination. Cela a permis de fournir une moyenne annuelle de plus de 700 hm3 d’eau. Selon le SCRAT (Sindicato Central de Regantes del Acueducto Tajo Segura), l’apport du trasvase au PIB national était, pour l’année 2019, de 3,013 milliards d’euros, avec la création induite de 106 000 emplois directs (SCRAT, 2020) dans la zone de réception de l’eau, sans parler des bénéfices, certes plus limités, pour la valorisation du tourisme dans la zone amont. Nous évoquerons les problèmes posés par la gestion de cet équipement en dernière partie.
Le canal du Trasvase Tajo-Segura
Photo : Joël Brémond
Le profil du tracé de l’Aqueduc Tajo-Segura
Dans la logique de l’objectif annoncé, consistant à destiner prioritairement le présent article à un lectorat français, nous ne citerons ici que pour mémoire l’utilisation, et parfois la surexploitation, des nappes phréatiques, essentiellement pour l’agriculture. La gestion par les Espagnols de ce qu’ils nomment volontiers « los acuíferos », les « aquifères », ne présente pas en effet de spécificités notables par rapport à celle pratiquée en France. Mais il est intéressant de noter que, dans l’argumentaire des partisans du dessalement de l’eau de mer, figure explicitement la préservation de ces nappes.
De nos jours, le dessalement de l’eau de mer est pratiqué à grande échelle, en particulier dans certains pays du golfe persique, et les techniques sont maintenant performantes. De nombreuses régions espagnoles y ont recours, essentiellement dans la partie méditerranéenne du pays (y compris dans les Îles Baléares), mais également dans l’archipel canarien (Garfella, 2022).
L’Espagne a une capacité totale de production de 5 millions de mètres cubes par jour. Cette eau dessalée permet en particulier de contribuer à l’approvisionnement en eau des millions de touristes accueillis chaque année, dans des régions qui les attirent justement parce qu’il n’y pleut pas, on l’a dit. Or, avec la montée en gamme du tourisme mise en place en Espagne, ces visiteurs, mais aussi les urbains espagnols cités plus tôt, exigent des quantités d’eau substantielles, pour leurs jardins, leurs innombrables piscines, la prise de plusieurs douches par jour, ainsi que pour les luxueux resorts et les parcours de golf avec lesquels les différentes destinations mondiales se disputent maintenant une clientèle premium.
Le phénomène est très développé aux Îles Canaries. Le premier tourisme, jusque dans les années 1970, accueillait ses visiteurs dans le Nord des îles, verdoyant et humide sous l’influence des alizés, le Sud de ces îles étant essentiellement laissé au « malpaís », couvert de lave, le picón local, et à des étendues quasi désertiques.
Les touristes actuels se voient proposer des séjours au sud des îles, au sec et sous le soleil, tout au long de l’année, dans des zones autrefois désolées, où la pluie et l’eau étaient extrêmement rares. On les y reçoit, par millions, souvent dans des resorts verts et fleuris, dans des milliers de villas avec pelouse et piscine privée, et les nombreux parcours de golf disponibles y sont parfaitement entretenus et verts.
Les chiffres de pluviométrie sont éloquents : par exemple, 520 mm à l’aéroport de Tenerife Norte et, entre 60 et 120, à celui de Tenerife Sur, à quelques dizaines de kilomètres de distance seulement (Sevillano, 2022).
L’eau de mer dessalée est là une ressource essentielle, et semble localement inépuisable, en plein océan atlantique, loin au large du Sahara. Pour rendre le modèle plus soutenable, des processus ingénieux ont été mis en place : l’eau de mer dessalée est utilisée pour fournir l’eau potable et domestique. Puis les eaux usées, une fois assainies, servent à arroser jardins et parcours de golf. Certains resorts sont de ce point de vue totalement intégrés et autonomes.
Malpaís de Güímar, Tenerife (Îles canaries)
Photo : Joël Brémond
Golf Costa Adeje, Tenerife
Photo : Joël Brémond
3. Défis actuels et futurs à relever
Pour chacune des solutions mises en œuvre, face aux bénéfices substantiels et indéniables pour l’économie du pays et pour la majorité de la population espagnole, on trouve aisément des contre-arguments et des effets pervers non négligeables.
Tout d’abord, on assite à une sorte d’appel d’air. À mesure que l’on accroit la quantité d’eau disponible, on suscite mécaniquement une demande supplémentaire, très vite supérieure à l’offre. Dans le secteur agricole, les syndicats d’irrigants, soucieux de leurs intérêts particuliers, formulent souvent des demandes maximalistes. Les collectivités locales prônent facilement un essor économique passant par le développement urbain et/ou l’aménagement de nouveaux équipements touristiques. En effet, la constitution de gigantesques retenues d’eau sur les fleuves, ou le caractère supposé inépuisable de la mer, en particulier aux Canaries, donne à penser à certains que l’on pourrait disposer d’une ressource sans limite. Dans de tels contextes, le clientélisme politique accentue encore les risques de dérapages.
Face à ceux qui proposent (ou demandent) de nouveaux équipements structurants, comme, par exemple, de nouveaux barrages ou de nouveaux transvasements interbassins fluviaux, s’élèvent maintenant des défenseurs des milieux naturels, des partisans d’un modèle économique plus soutenable, ou plus prosaïquement des citoyens qui s’opposent à ce que leur maison soit détruite ou leurs terres inondées, selon une logique relevant du célèbre « Not in my backyard ! ». Au début des années 2000, le projet du gouvernement Aznar visant à transvaser l’eau de l’Ebre vers la région de Valence et d’Almería a, par exemple, été mis en échec : les défenseurs de la zone humide du delta de l’Ebre, et d’une gestion raisonnable de la ressource en eau, l’ont finalement emporté sur les diverses forces politiques et économiques favorables au projet. Un autre transvasement a été imaginé en 1995, celui de l’eau du Rhône (depuis la France, par conséquent) vers la Catalogne. Il réapparaît périodiquement, dans les milieux politiques catalans, au gré des périodes de sécheresse.
La dictature franquiste, par essence et dans un contexte particulier, n’avait guère à se préoccuper de ce genre d’opposition. Sa légitimité autoproclamée lui venait de la victoire lors de la guerre civile, et elle statuait, sans états d’âme, sur ce qui, à ses yeux, était bon pour le pays. Dans le domaine qui nous occupe ici, Franco a inauguré tant de barrages, quitte à noyer de nombreux fonds de vallées, que cela lui a valu un sobriquet significatif : « Paco Ranas », que l’on pourrait traduire par « François (ou Fanfan) les grenouilles » (sachant que Paco est le diminutif de Francisco).
À l’inverse, il va de soi que les gouvernements démocratiques actuels sont obligés de tenir compte des droits individuels et collectifs de la population et des recours juridiques dont celle-ci dispose. La constitution démocratique espagnole de 1978 a débouché sur un État de type fédéral, octroyant d’importantes prérogatives aux Communautés Autonomes. La gestion de l’eau est parfois locale, ou interne à une Communauté Autonome. Mais, le plus souvent, la ressource est un fleuve, ou un bassin fluvial. Or les grands fleuves espagnols traversent logiquement plusieurs Communautés Autonomes, et la gestion de l’eau ne peut s’opérer que dans le cadre de ces bassins, ce qui implique des instances inter-régionales et des compromis complexes et potentiellement conflictuels entre régions. Dans le cas du trasvase Tajo-Segura, après une période de tâtonnements, la gestion a été confiée à l’État espagnol, en charge de trouver, là encore, des compromis entre les intérêts des différentes Communautés Autonomes concernées.
Aux arguments techniques (défenses des intérêts des divers acteurs et/ou des différentes Communautés Autonomes) s’ajoute une composante plus émotionnelle et même parfois irrationnelle : les Castillans de la zone de El Mar de Castilla, peu nombreux, vieillissants et aux ressources souvent modestes, ne voient pas d’un bon œil « leur eau » partir vers le Levant, pour enrichir encore davantage une région jouissant d’un niveau de vie déjà élevé. Ils ont beau jeu d’affirmer, en période de rareté de l’eau, que celle-ci serait mieux utilisée pour aider à leur propre développement économique que pour arroser des parcours de golf, par exemple. Lors des périodes de forte sécheresse, les médias espagnols n’hésitent pas à parler de « guerra del agua », de guerre de l’eau.
La “guerra del agua”. Le point de vue de ceux qui fournissent l’eau…
Photo : Joël Brémond
Aux slogans des Castillans proclamant « No al trasvase Tajo-Segura » (Non au transvasement Tajo-Segura), répondent alors les cris de colère et de désespoir de leurs voisins et concurrents du Levant, exigeant de l’eau : « En el levante, sin trasvase, desierto y paro. Trasvase Tajo-Segura » (Au Levant, sans transvasement, désert et chômage. Transvasement Tajo-Segura), (rtve, 2023).
Le recours à l’eau des nappes phréatiques est tout aussi difficile à réguler. Sans un contrôle strict, l’indiscipline endémique d’une partie de la population espagnole débouche rapidement sur une surexploitation de la ressource, avec une floraison de forages et de puits illégaux. Dans les zones proches de la côte, cette surexploitation peut provoquer, par capillarité, l’infiltration d’eaux saumâtres, débouchant sur une salinisation des terres concernées, et par conséquent sur leur stérilisation.
La même indiscipline a pu également être constatée pour le dessalement de l’eau de mer, où des acteurs artisanaux, faute d’un savoir-faire suffisant ou des précautions pourtant indispensables, ont accumulé du sel résiduel, avec de forts risques de stérilisation des terres, là encore. Même dans le cas (très largement dominant) de pratiques maîtrisées, dans les installations ultra-modernes permettant la production de volumes très importants7, le dessalement suscite des critiques. Le sel retiré de l’eau de mer est en effet rejeté au large sous forme de saumure, ce qui présente le risque de modifier les équilibres naturels, surtout pour des mers closes, comme la Méditerranée. De plus, le coût en énergie est élevé ; en revanche, la ressource reste disponible même pendant les épisodes de sécheresse.
Dans tous les cas, les techniques et les innovations disponibles ou à venir pour économiser l’eau doivent être mises en œuvre ou développées, pour optimiser la gestion de cette ressource précieuse, et qui a clairement vocation à devenir stratégique. On pense à des pratiques d’irrigation économes en eau, comme le goutte à goutte ou la programmation serrée des arrosages, mais aussi au retour au moins momentané à des cultures de secano quand la ressource en eau se raréfie. Des légumineuses ou le sorgho pourraient ainsi remplacer avantageusement le maïs pour l’alimentation du bétail, par exemple. La réinjection des eaux assainies dans les réseaux, déjà partiellement en œuvre dans certaines zones, constitue également une piste vertueuse et qui pourrait être largement développée.
De même, certaines productions agricoles hautement spéculatives, comme celle de l’avocat, présenté localement comme le nouvel « or vert », ne devraient pas être encouragées en Andalousie intérieure, où elle monopolise des quantités importantes d’eau, alors même que la ressource y est limitée.
On le voit, ce sujet est primordial pour l’Espagne, pour son économie et pour la vie quotidienne des Espagnols. C’est un peu une gageure que de le traiter dans un article de ce format. Il s’agit, qui plus est, d’un sujet qui suscite de nombreuses controverses dans le contexte de crise climatique que nous connaissons actuellement. En effet, certains militants écologistes maximalistes s’opposent de façon systématique à tout chantier hydraulique, y compris d’ailleurs à la construction de petites réserves d’eau par des agriculteurs : le projet français de Sivens (Tarn) a dû être abandonné dans le contexte que l’on sait. D’autre part, la majorité des grands travaux hydrauliques espagnols a été réalisée pendant la période franquiste. Pour des raisons de type idéologique, même si certains de ces projets avaient été conçus auparavant (pendant la IIe République, on l’a dit), il est mal perçu de les valoriser, au point que la littérature gouvernementale récente à ce sujet passe rapidement sur l’historique et sur la chronologie de ces réalisations8, alors même qu’elle en met en avant les bénéfices pour le pays.
4. Conclusion
En guise de synthèse, il est clair que l’Espagne n’aurait pas réussi son décollage économique sans les plans de travaux hydrauliques réalisés au cours de la deuxième moitié du XXe siècle.
Ces travaux ont constitué des réussites et parfois même des prouesses techniques, dans une période où l’idée de « progrès » (au sens d’expansion économique) était dominante. De nos jours, et pour les générations à venir, l’usage des avancées techniques doit clairement être raisonné, pour « préserver la planète », selon l’expression consacrée.
Cela dit, il convient de ne pas se laisser aller à des analyses ou à des postures simplistes : à côté des voix de militants écologistes déjà cités, d’autres voix se font entendre, pour faire valoir que les zones humides, même artificielles comme les lacs des barrages, ainsi que les surfaces irriguées qui les entourent, génèrent des effets bénéfiques. En plus des ressources directes, proprement économiques, qu’elles engendrent, elles contribuent en effet à recharger les nappes phréatiques, à verdir le paysage et, par conséquent, à faire baisser les températures en été.
L’intitulé des rencontres scientifiques qui ont débouché sur la présente publication était : « Crises, défis, innovations », en particulier dans le domaine des échanges économiques internationaux et des cultures locales et nationales. Il semble clair que les crises récentes, Covid 19 et guerre en Ukraine, imposent aux démocraties occidentales des compromis inconfortables, parfois douloureux, mais inévitables : retour au charbon pour produire de l’énergie, augmentation des capacités de production d’électricité d’origine nucléaire, subvention aux énergies fossiles (y compris parfois au gazole…), pour éviter la précarisation de nombreux citoyens, mais également pour tenter de désamorcer de nouvelles crises de type « gilets jaunes ».
Le présent article n’a pas vocation à faire des préconisations auprès des instances décisionnaires. Cependant, la population et les médias français s’inquiètent, successivement et souvent même au cours de la même année, des inondations hivernales et printanières, puis de la sécheresse et des pénuries d’eau estivales, sans percevoir que le stockage de l’eau dans des barrages-réservoirs pourrait constituer une solution satisfaisante, ou au moins convenable, à ces épisodes parfois dramatiques, qui sont appelés, sans aucun doute, à se répéter. Les barrages-réservoirs construits en amont de Paris, après les inondations catastrophiques ayant affecté la capitale française en 1910, jouent, par exemple, et depuis un siècle, ce rôle de régulation sur le bassin de la Seine. L’épisode récent (2023) des « méga-bassines » de Sainte-Soline relève à nos yeux d’une autre logique, puisqu’il s’agit largement de puiser l’eau dans les nappes phréatiques (au détriment potentiel des autres usagers) et non de stocker des eaux qui, sans cela, s’écouleraient dans la mer.
Enfin, les images frappantes de retenues d’eau parfois presque à sec en fin d’été, et souvent diffusées par les médias, ne doivent pas être sorties de leur contexte. Le plus souvent, la surexploitation de la ressource est due à des prélèvement excessifs de la part d’agriculteurs peu regardants. Du reste, lors de périodes de crise, des mesures drastiques sont parfois prises (et pourraient devenir plus fréquentes), allant jusqu’à l’interdiction de mettre certaines terres en culture, contre un dédommagement des agriculteurs concernés par la collectivité.
L’exigence de solutions idéales, c’est-à-dire exemptes d’inconvénients, débouche trop souvent sur l’immobilisme et la régression. Le modèle mis en place en Espagne, qui relève lui aussi de divers compromis et qui certes n’est pas exempt de lacunes, mériterait sans doute qu’on l’examine, et que peut-être on s’en inspire en France. Ce pourrait être, en outre, une élégante façon de contrebalancer certaines postures françaises déplaisantes vis-à-vis de l’Espagne et des Espagnols, et que ces derniers ont longtemps attribué à ce qu’ils nomment un « complexe de supériorité » français (Brémond, 2001).







