Emanuele Aldrovandi : un théâtre « politique » du paradoxe ?

DOI : 10.56078/cahier-du-crini.678

Résumés

Le théâtre du jeune dramaturge italien Emanuele Aldrovandi se situe dans une Europe et une Italie en crise. Saluée par la critique, sa production définie comme « la dramaturgie du paradoxe raisonné » affronte les problèmes de la société de manière très personnelle et originale. Son angle d’approche est toujours innovant et invite le public à une prise de conscience des problèmes inhérents à notre société. Cet article se concentre en particulier sur deux textes de 2015, Allarmi ! et Scusate se non siamo morti in mare, liées à la situation sociale actuelle, à l’émigration, au terrorisme, à la résurgence des idées néo-fascistes.

The theatre of the young Italian playwright Emanuele Aldrovandi is located in a Europe and an Italy in crisis. Critically acclaimed, his production, defined as "the dramaturgy of reasonable paradox", tackles society's problems in a very personal and original way. Its approach is always innovative and encourages the public to become aware of the problems inherent in our society. This article will focus in particular on two 2015 texts, Allarmi !and Scusate se non siamo morti in mare, related to the current social situation, emigration, terrorism, the resurgence of neo-fascist ideas.

Plan

Texte

La dramaturgie contemporaine italienne, depuis toujours attentive à l’actualité sociale et politique ces dernières années, a présenté des situations brûlantes au cœur de notre chaotique histoire contemporaine : on pourrait citer des textes tels que la Lehmann Trilogy de Stefano Massini, l’exquis Hors-Jeu de Lisa Nur Sultan, Sweet Home Europa de 2011 de Davide Carnevali, ou encore la trilogie sur Lampedusa de Lina Prosa. Au centre de ces textes, on retrouve souvent l’Europe. L’Europe comme carrefour, comme terre d’accueil, comme lieu impraticable, comme erreur politique, mais aussi l’Europe comme rêve ou utopie.

À ces auteurs dramatiques, il faut ajouter le travail d’Emanuele Aldrovandi. Ce jeune auteur, diplômé en philosophie et formé à l’école d’art dramatique Paolo Grassi de Milan, veut mettre en avant par ses œuvres les interrogations et les tensions des nouvelles générations face à un monde en perpétuelle évolution, difficilement compréhensible et source de profonds dilemmes. La crise identitaire dans Homicide House (2013), pour lequel on lui décerne le prestigieux prix Riccione Pier Vittorio Tondelli, la crise migratoire de Scusate se non siamo morti in mare (2015), le retour des idéologies extrémistes d’Allarmi ! (2015) ou le cynisme de la politique actuelle de Assocerò sempre la tua faccia alle cose che esplodono (2018) sont les thèmes qu’Aldrovandi affronte dans ses textes, avec une originalité d’approche qui lui permet de ne pas tomber dans le piège du manichéisme ou dans la banale illustration des événements. Pour définir sa production, on a parlé de théâtre dystopique ou de théâtre d’anticipation. Si ces dénominations ne sont pas encore pleinement satisfaisantes, elles tentent de mettre en avant les aspects formels de cette dramaturgie, qui propose des points de vue multiples et place le spectateur face à des questionnements existentiels que l’on préfère éviter au quotidien. Il s’agit sans doute de théâtre politique, dans son acception la plus contemporaine, qui fait du théâtre non pas le lieu d’un engagement idéologique, mais le contexte d’une recherche de nouvelles perspectives sur la société et la pensée. Dans la préface à l’édition italienne, le metteur en scène Carmelo Rifici propose le terme de « dramaturgie du paradoxe raisonné », qui illustre bien le décalage toujours présent dans ces textes. Ceux-ci sont des fenêtres ouvertes sur le monde, attentifs aux phénomènes actuels, sur lesquels l’auteur cherche un point de vue nouveau, face à des changements dont nous sommes de plus en plus souvent des spectateurs passifs. Son angle d’approche est toujours innovant, car il ne se laisse pas influencer par la rhétorique des discours médiatiques, mais ose se poser des questions dérangeantes et donner la parole à des figures controversées et inconfortables, comme le passeur dans Scusate se non siamo morti in mare, ou les néo-fascistes d’Allarmi !, ou encore les politiciens dans l’un des tableaux d’Assocerò sempre la tua faccia alle cose che esplodono. Ses œuvres ne donnent pas de réponses, mais laissent ouverte la réflexion, dans des épilogues souvent poétiques, invitant le public à une prise de conscience des problèmes inhérents à notre société. Si l’action dramatique est liée à la situation de l’Italie et de l’Europe contemporaines, le langage utilisé la rend universelle ; à cela contribue, entre autres, le choix des noms des personnages : ses dramatis personae ont des noms génériques ou allégoriques – on y retrouve le Grand, la Belle, Chemise à pois, Futur, Ordre…–, qui en font des instances philosophiques, chargées d’interroger le spectateur sur des problématiques fondamentales et irrésolues.

Pour analyser son œuvre dramatique, je voudrais me concentrer sur deux textes qui sont liés du point de vue du contenu – par les thèmes très actuels de la crise économique et migratoire et par conséquent de la montée des idéologies d’extrême droite – et du point de vue stylistique, car ils utilisent une forme de projection pseudo-réaliste de la société et une apparente simplicité de la trame, qui contribuent à créer ce nouveau point de vue dont il est question et à mettre à distance le spectateur, le déranger, le faire réfléchir. L’emploi de monologues, intermèdes, apartés, qui alternent dialogues et réflexions philosophiques, est, en ce sens, particulièrement intéressant.

La représentation de l’Europe, du « paradoxe » Europe, est déclinée dans ces deux textes fondés sur ce constat : ce qui a été construit politiquement et socialement ces dernières décennies ne fonctionne pas comme on l’aurait souhaité et est en train de conduire à une métamorphose radicale de notre société.

1.  Scusate se non siamo morti in mare

Cette pièce, écrite en 2015, a été finaliste pour deux des plus importants prix italiens de théâtre, Premio Riccione 2015 et Premio Scenario 2015. Elle a été traduite en français avec le concours de la Maison Antoine Vitez, sous le titre d’Excusez-nous si nous ne sommes pas morts en mer. La trame est plutôt linéaire : dans un futur proche, l’Europe s’est transformée en un continent d’émigrants. Les citoyens européens tentent de rejoindre des pays plus riches, à la recherche d’un travail et d’un avenir meilleur. Ils sont clandestins, à leur tour, car les pays en question ont fermé leurs frontières. Les personnages de cette pièce (le Grand, la Belle et le Robuste) se retrouvent dans un container, à la merci d’un passeur sans scrupules (le Gras), qui fait payer à chacun d’entre eux le prix pour un voyage qui n’a pas de destination précise. Leurs noms rappellent l’onomastique des films de gangsters, soulignant les relations qui se créent entre eux : un triangle amoureux (mais ici sans amour), un jeu de force et de pouvoir (car il faut attaquer les premiers pour pouvoir survivre, comme dira Belle), des chantages, des morts et des mensonges. Les quatre parties scandent le déroulement de la pièce, du départ des personnages à leur cohabitation difficile dans le container, jusqu’au naufrage final. La dernière partie est une hallucination onirique, qui présente l’arrivée de baleines.

Loin d’être une pièce qui exploite l’actualité tristement présente sur les plages italiennes, ce texte semble vouloir analyser cette situation de l’intérieur et différemment. Selon les mots de Davide Carnevali dans la préface à l’édition italienne, il s’agit d’une œuvre « qui veut dire quelque chose que les moyens d’information ne disent pas sur ce problème ; [qui veut] montrer une image de cette réalité qui, normalement, n’est pas montrée ; [qui rend] évidentes ses dynamiques et ses raisons d’être. De cette manière, le théâtre retrouve tout son sens et un sens très fort : sa fonction de rouvrir le dialogue avec la société, là où les mass-médias le ferment » (Aldrovandi 2016b, 6). Il est sûrement le plus dystopique des deux textes et un parfait exemple du « paradoxe raisonné » cité plus haut.

La situation est posée tout de suite à travers un dialogue entre les voyageurs clandestins, qui utilisent un langage finalement empreint de tous les préjugés que nous pouvons avoir autour du phénomène de la migration :

GRAND À ton avis, où est-ce qu’il nous emmène ?
BELLE À ton avis ?
GRAND Dans un endroit mieux qu’ici.
BELLE N’importe quel endroit est mieux qu’ici.
GRAND À part l’Afrique du Nord, sinon tu serais restée là-bas.
BELLE J’étais petite quand je suis venue, c’est mes parents qui ont décidé.
GRAND Et maintenant ils regrettent ?
BELLE Ils sont morts.
GRAND Je suis désolé, excuse-moi. Tu t’en souviens ?
BELLE De quoi ?
GRAND Du voyage.
BELLE Le départ. Nous étions au bord de la mer comme maintenant, mais beaucoup plus nombreux, des gens venus de toute l’Afrique, entassés dans l’attente d’un petit bateau sur lequel il était impossible de tenir tous ensemble. L’Europe était comme un mirage, un endroit riche, sans guerres, plein de possibilités. C’était il y a un siècle, on dirait.
GRAND En réalité nous étions déjà à genoux, sauf que vous, vous ne faisiez pas la différence parce que vous étiez couchés.
BELLE Merci.
GRAND Mais, allez, maintenant nous sommes couchés côte à côte.
BELLE C’est juste cyclique. L’Afrique va se relever.
GRAND L’Europe non. (Aldrovandi 2018a, 4-5)

Il est clair que la représentation de l’Europe est là : un lieu d’accueil devenu avec le temps un lieu de fuite : elle va connaître à son tour la situation des pays qui rêvaient d’elle comme d’un Eldorado, elle doit chercher à son tour d’autres Eldorados. La solution, pour les personnages, est à nouveau et toujours la fuite – dans les conditions qui sont tristement connues, à quelques détails près : Robuste, dont les biens ont été saisis, rappelle de nombreux personnages « prévoyants » du monde occidental, qui fuient vers les paradis fiscaux où ils ont placé leurs revenus ; Grand, qui incarne le regard voyeuriste de la presse, est un personnages en quête d’aventure avec des velléités de journaliste ; Belle, qui a déjà connu l’émigration, incarne le cycle répétitif des évènements. Gras, le passeur, est un personnage double : d’un côté, il est cohérent avec son rôle de charognard qui profite de la misère d’autrui – méchant, sans scrupules, sans empathie – de l’autre, il nous étonne, lorsqu’il montre une vie faite de solitude, qui le pousse à réciter d’une manière encyclopédique des monologues savants, fruits de ses recherches sur Wikipédia. Ces soliloques – sur les transactions commerciales, la recette des pâtes à l’amatriciana ou encore les modalités du naufrage – vont souligner les actions dramatiques vécues par les personnages en créant cette distance brechtienne à laquelle Aldrovandi nous a habitués et, tout en paraissant détachés de l’action, ils ont la fonction de suspendre le temps et de permettre une réflexion sur ce qui se passe, sur le plateau et – bien entendu – au dehors. Prenons le monologue qui anticipe la scène du naufrage :

GRAS Par naufrage, on entend la complète submersion d’une embarcation ou d’un navire pour des raisons accidentelles. Sont ainsi exclus les actes de guerre, pour lesquels on dira plutôt que le navire a « coulé ». Parmi les principales causes de naufrage on a : l’avarie - une défaillance ou une fuite dans la coque peut provoquer l’inondation et donc la fin de la poussée d’Archimède. Le problème est particulièrement marquant pour les embarcations en bois ; instabilité - si la dislocation de la masse est telle que le centre de gravité se porte au-dessus du métacentre, l’embarcation peut facilement s’incliner sur le côté ; erreurs de navigation - de nombreux incidents sont arrivés suite à des erreurs de l’équipage qui ont causé ou n’ont pas évité la collision avec des rochers, d’autres navires ou des icebergs, comme dans le célèbre cas du Titanic ; des événements météorologiques - de mauvaises conditions météorologiques dangereuses pour la navigation comme un vent fort, une visibilité réduite à cause du brouillard ou un froid intense ; des attaques marines - même si c’est très rare, il y a eu des cas où des bateaux ont été coulés par des attaques de la part de la faune marine, comme cela semble avoir été le cas pour la baleinière Essex. Avec une température moyenne océanique d’environ quinze degrés, la durée de survie d’un naufragé exposé au courant est d’environ trois heures et quarante-deux minutes. (S’adressant aux trois autres) Voici la tempête, elle arrive. Agrippez-vous et essayez de ne pas vous fracasser le crâne. Et s’il vous faut vraiment mourir, ne me cabossez pas le container. (Aldrovandi 2018a)

Ici, tout contribue à mettre de la distance entre les propos du passeur et la scène qui suit. En premier lieu, si l’on se cantonne juste au discours technique, on peut remarquer que - parmi les causes avancées – on ne mentionne pas les vraies raisons qui ont provoqué les nombreux naufrages des migrants ces dernières années : les mauvaises conditions d’utilisation des bateaux, la vétusté des embarcations, la charge excessive des passagers... C’est le paradoxe de l’absence… très présente. Ensuite, le ton choisi est étonnamment pédant et détaché : si le savoir encyclopédique conseille une distance scientifique propice à la rationalisation des événements, la situation dramatique proposée est en totale contradiction avec ce manque de pathos, car l’urgence de la situation et la présence des passagers ne le permettraient pas. D’ailleurs, et en dernier lieu, le brusque changement d’interlocuteurs dévoile en même temps ce décalage et la présence des personnages, soudainement plongés dans une situation à risque. Cela nous interroge sur la nature du destinataire de ces soliloques dont le public est témoin malgré lui ; cette forme de commentaire de la situation ne fait que renforcer le cynisme du personnage qui les prononce : il semble faire abstraction de la présence de cette « marchandise » (thème du premier soliloque) qu’il transporte. Si la brutalité de Gras est plusieurs fois mise en exergue, il n’y aura pas de pitié ni d’excuses prêtes à l’emploi pour les passagers, non plus ; Aldrovandi est loin des bons sentiments que la presse et l’opinion publique se sentent en devoir d’afficher, ce buonismo très italien qui paralyse toute initiative et qui conduit, en revanche, à des prises de positions rigides et racistes. Les personnages sont des menteurs et des manipulateurs : Belle joue la femme fatale version migrante, en changeant de discours et de souvenirs selon ses interlocuteurs, mais surtout en les poussant à s’éliminer mutuellement. Grand avoue que la crise lui a donné l’opportunité de sa vie, la bonne excuse pour sortir de sa famille et de la précarité, pour goûter à l’aventure. C’est par le biais de Grand qu’Aldrovandi pose le problème éthique du témoignage ou de la docu-fiction, qui n’est pas le fruit des récits des protagonistes directs, mais une élaboration des spectateurs face aux événements : comme le dit Belle, les témoins directs des tragédies migratoires n’ont pas envie de se souvenir de leurs souffrances :

BELLE Parce que quelqu’un qui souffre vraiment n’a pas envie de raconter sa souffrance. Il a envie de l’oublier. Les gens comme toi pensent nous rendre service en racontant nos histoires tristes. La douleur, les abus, l’exploitation, pour vous ça sert à dénoncer, à critiquer la société, mais nous, on veut juste les laisser derrière nous. (Aldrovandi 2018a, 28)

La fin de cette pièce est très déstabilisante, car elle crée un décalage avec la cruauté des situations proposées juste avant, c’est-à-dire la lutte pour la survie, qui se concrétise dans la bagarre entre Gras et Robuste et l’homicide de ce dernier, à travers une forme de cannibalisme qui avait été esquissée juste avant comme une éventualité. Aldrovandi pousse les possibilités dramatiques très loin, jusqu’à la représentation de la mort sur scène. Mais tout ceci est remis en cause à la fin de la pièce, justement. Les personnages épuisés, sans espoir d’être sauvés, rencontrent un banc de baleines. Et les trois migrants, y compris le Robuste qui gisait mort dans la valise de Grand, prennent la parole pour illustrer, à la manière des soliloques encyclopédiques de Gras, les habitudes migratoires des grands cétacés. Gras disparaît, les trois migrants adressent leur discours à un destinataire indéterminé, eux-mêmes sans doute, mais dont le spectateur profite pour une dernière réflexion sur la situation représentée.

Le parallélisme entre le déplacement des baleines et la migration des populations est illustré dans la dernière réplique de la pièce, prononcée par Robuste, qui ressuscite et fait revenir l’action « au point de départ » :

ROBUSTE Les migrations sont des déplacements que les animaux accomplissent de manière régulière, périodique en suivant des trajectoires bien précises qui couvrent des distances parfois très importantes, mais qui ensuite sont toujours suivies par un retour aux points de départ. Elles sont induites par des causes liées à la reproduction, à la recherche d’un lieu adapté pour l’accouplement, la nidification ou pour élever la progéniture, ou bien par des difficultés de nature environnementale qui se présentent périodiquement, telle que l’arrivée de la saison froide dans les zones tempérées. (Aldrovandi 2018a, 43)

Parallélisme paradoxal, encore une fois, car les raisons naturelles des migrations des animaux sont différentes des raisons économiques provoquées par les luttes des civilisations dans le monde humain et parce que ces dernières ne comportent pas forcément un retour au point de départ. Ou alors si : c’est peut-être le message d’Aldrovandi qui tente de nous mettre face à cette éventualité de retour des choses, de retournement des situations, en soulignant que rien n’est définitivement acquis, que l’éternel retour fait partie de notre monde, au-delà des clivages que nous lui avons imposés. Et si le public reste sans réponse, il n’est pas sans matière à réflexion.

2.  Allarmi !

Cette pièce, écrite en 2015, se propose d’illustrer un moment de l’histoire et de la société tout en développant une réflexion sur la condition humaine contemporaine, en partant du particulier pour arriver à l’universel. La genèse de ce texte est particulière. Il s’agit d’une commande faite par la Compagnie ErosAntEros, qui, depuis sa création en 2010, pratique un théâtre expérimental flirtant souvent avec la performance. L’auteur l’a écrite dans un aller- retour entre la scène et la table de travail. En effet, au moment de l’écriture de ce texte, l’Europe a connu une résurgence préoccupante de l’extrême droite. Il est vrai que le mouvement fasciste refait surface régulièrement dans l’histoire contemporaine ; néanmoins, que le sort de plusieurs pays européens soit aujourd’hui entre les mains de populistes d’extrême droite reste un symptôme à la fois significatif et dangereux des temps que nous traversons, les temps obscurs dont parlait Antonio Tabucchi il y a plus de dix ans, dans son recueil Au pas de l’oie (Tabucchi, 2006).

La situation dramatique posée par Aldrovandi paraît à nouveau, de prime abord, assez simple. Un groupe de terroristes d’extrême droite est un train d’organiser un attentat : ils veulent tuer le « président » de l’Union Européenne, transmettre les images en streaming sur le web et faire éclater une révolution. Ils ne croient pas en la démocratie, ils détestent les immigrés et les homosexuels et souhaitent instaurer une nouvelle dictature en Europe. Leur leader, une fille charismatique et mythomane au nom significatif et historiquement connoté de Victoire, est convaincue que ce geste sera accueilli par la foule des internautes comme un signe fort et lui permettra de changer le cours de l’Histoire. Autour d’elle sont recrutés trois garçons, qui prennent pour noms de bataille Ordre, Assaut et Futur, noms qui rappellent de très près le slogan mussolinien « croire, obéir et combattre ».

Le titre choisi, Allarmi !, est des plus éloquents : aux oreilles des Italiens, il évoque le chant devenu un hymne fasciste dès 1921 et intitulé All’armi ! – Aux armes ! – qui, dans le contexte de l’époque, était une incitation à la révolte contre les bolcheviques. Le refrain – « All’armi siam fascisti, terror dei comunisti » – était encore scandé lors des affrontements des années 70, dans une Italie blessée par les années de plomb, tiraillée entre les deux extrêmes politiques. Et il est toujours vivant dans les cortèges des néo-fascistes actuels ou dans des blogs sur le net. Mais la graphie choisie pour le titre de la pièce – Allarmi ! – suscite une double lecture de ce titre : si d’un côté, les personnages de la pièce incitent à la révolte, aux armes, de l’autre, l’auteur nous alerte – Alarmes ! – sur l’urgence de nous pencher sur la situation qui se déroule sous nos yeux, en utilisant nos propres « armes », idéologiques, politiques, mais aussi philosophiques.

Dans ce texte, on assiste à une forme complexe de construction, qui a non seulement recours à une fausse linéarité de l’action – en réalité construite sur un long flash-back – mais qui s’amuse à jouer avec des plans temporels décalés, en substituant futur et passé à la chronologie attendue. C’est ainsi que le texte commence par un monologue de Victoire évoquant un temps révolu, une époque d’avant sa révolution, où l’Europe était à l’agonie : quelle Europe ? Celle que les voyageurs du premier texte Scusate se non siamo morti in mare sont en train de quitter ? Ou alors une Europe actuelle, dans laquelle certains ne trouvent plus leur place ? C’est certainement, en tout cas, l’Europe de Cheveux Blancs, du président morituro.

VICTOIRE Avant l’onde de choc de la révolution, l’Europe était pourrie : les politiques étaient tous corrompus, les États-nations étaient réduits à l’impuissance et les seuls à avoir du pouvoir – à Bruxelles –, ils défendaient les intérêts des banques. Mais par chance, Victoire a pris les choses en main. Si elle n’avait pas été là… oui, c’est vrai, un autre s’en serait chargé, car l’heure était arrivée, les gens en avaient assez, mais il fallait quelqu’un, derrière qui tout le monde se réunisse, quelqu’un qui ait ce courage-là, et elle l’a eu. (Aldrovandi, 2018b, 31)

Le texte, de manière cohérente, se termine donc par un message écrit au futur, comme une sorte de vision prémonitoire.

VICTOIRE Tout le monde va en parler. Ils vont chercher à comprendre. Ils vont chercher une raison. Ils vont chercher un sens. Ils iront interviewer les garçons qui n’ont pas voulu de moi. Ils analyseront la relation que j’avais avec mon père. Ils parleront de radicalisation. De délires. D’instabilité. De schizophrénie. Ils rejetteront la faute sur qui m’a laissée dans mon coin. Sur Internet. Sur ce monde tellement violent […]. (Aldrovandi 2018b, 143)

C’est dans l’utilisation de ces temps verbaux inusuels, dans l’emploi particulier des pronoms sujets, dans l’adresse à des spectateurs potentiels que nous pouvons trouver une clé d’interprétation de la pièce. D’un côté, cela crée un effet de distanciation (le Verfremdungseffekt brechtien) car le public se trouve obligé de déconstruire et reconstruire la situation, en évitant la passivité de la narration linéaire. À cela s’ajoute plus particulièrement le choix d’actualisation de la représentation. Dans les monologues délirants sur sa révolution réactionnaire, Victoire cite à plusieurs reprises la date fatidique du début de sa prise de pouvoir. Or cette date, ainsi que le lieu, le nom de la compagnie etc., par la volonté de l’auteur, devront être ceux relatifs à la mise scène du spectacle. Ainsi pris à parti, le public ne pourra plus ressentir les événements représentés comme totalement étrangers à sa situation actuelle et, en même temps – et c’est là le pouvoir de cet effet d’étrangeté – il ne pourra y adhérer passivement, car il est conscient qu’il assiste à du « théâtre ».

De l’autre côté, au fur et à mesure que les actions se succèdent sur le plateau, on en vient à douter du degré de « réalité » de ce qui nous est raconté. Le recrutement, l’entraînement, l’attentat final sont-ils réellement vécus par les personnages, ou simplement fantasmés par la jeune fille ? Le texte suggère en effet que les situations représentées sur scène pourraient tout aussi bien n’être que la projection mentale du délire de pouvoir d’une gamine paumée et marginale qui voit le monde et sa transformation à travers le miroir déformant des sites et des réseaux sociaux qu’elle explore en solitaire. Les monologues qui scandent chaque partie de la pièce peuvent être entendus comme des communiqués, des posts ou des vidéos d’une internaute en train de créer un monde parallèle. On peut, à ce propos, remarquer que Victoire, pour parler d’elle-même, utilise tantôt la troisième personne tantôt la première, dans une sorte de zoom psychologique troublant, où les frontières entre le moi et sa projection virtuelle sont en parfaite synchronie avec l’emploi des médias de diffusion.

La réflexion à laquelle le public est invité ne trouvera, néanmoins, pas de réponse : en refusant d’historiciser des interrogations qui sont au cœur des débats les plus forts de notre société, l’auteur évite toute forme d’identification ou de catharsis, en poussant la réflexion jusqu’à la pensée philosophique, discipline qu’il affectionne et dont il met en place une version théâtrale. Les trois parties qui composent le texte s’achèvent par des scènes situées hors du temps, étrangères au texte. Par leur position entre les actes et par leur trait parfois cocasse, elles relèvent de la forme des intermèdes contemporains, compositions qui marquent la transition, en contenu et en style, entre les parties d’une œuvre. Leur contenu est, en revanche, de nature philosophique car il met en scène des figures historiques ou allégoriques qui viennent appuyer le discours des actions dramatiques. Ces intermèdes s’inspirent clairement de la tradition des dialogues antiques, jusque dans le choix de ne pas fournir au lecteur de conclusion aux propos contradictoires qui les caractérisent.

On pourra citer ici un seul exemple, tiré de la première partie, le Recrutement, où l’on imagine un dialogue entre deux figures allégoriques, la Démocratie et le Point de vue. Le Point de vue est assis sur un canon, prêt à tout faire sauter : il incarne Victoire et son programme de violence ; la Démocratie est là pour le rappeler à l’ordre, pour tenter de nuancer certains propos, pour lui faire abandonner son extrémisme.

POINT DE VUE Ok, mais je ne prétends pas dire des choses justes. Je ne suis qu’un point de vue.
DÉMOCRATIE Un point de vue qui ne peut pas exister.
POINT DE VUE Pardon, mais dans une démocratie chacun ne devrait pas être libre de…
DÉMOCRATIE Oui, mais toi tu es un point de vue extrémiste.
POINT DE VUE Et qui décide que je suis extrémiste ?
DÉMOCRATIE La démocratie. C’est-à-dire moi. (Aldrovandi, 2018b, 57-58)

On pourrait imaginer que l’échange se construise de manière à ce que le spectateur soutienne – de manière spontanée – les affirmations de la démocratie ; cela est vrai seulement en partie. L’intérêt de l’écriture d’Aldrovandi, et notamment de ces intermèdes philosophiques, réside dans la possibilité de sonder les limites de ces propos consensuels, qui – sans être banalisés ou infirmés – sont contrecarrés par une logique insidieuse, presque mathématique. Aldrovandi s’amuse à laisser son public sans réponse, à le pousser à une réflexion qui est parfois sans issue, jusqu’à l’aporie. Dans la préface à l’édition italienne, C. Rifici écrit : « Les discours politiques d’Aldrovandi ne sont jamais vraiment politiques, il est trop cynique et intelligent pour prendre part à une quelconque analyse socio-politique de l’humanité » (Aldrovandi, 2016a, 7). L’effet produit rejoint donc celui des plans dramatiques : aucune identification possible pour le spectateur, aucune catharsis.

Tout dans cette pièce tend donc à suspendre notre jugement. Assiste-t-on à la mise en scène de la radicalisation d’un groupe de jeunes gens poussés à la violence par une société en train de perdre ses repères ou au simple fantasme d’une jeune fille projetant ses délires de puissance ? Notre société est-elle en train de perdre ses anticorps face à la montée d’un nouveau fascisme ou ce dernier est-il le pur produit de la violence que fait subir notre société à la part la plus fragile d’elle-même ? Quoi qu’il en soit, ce qui trouble et interroge le spectateur est la possibilité que ce à quoi il assiste, quel qu’en soit le sens, puisse bel et bien se produire. Les monologues où Victoire se sert des exemples djihadistes sont très troublants, car le spectateur se trouve confronté à une réalité violemment présente et se sent d’autant plus menacé. En outre, la cible de ce projet de contre-terrorisme, le « président », source de tous les maux, se révèle être le représentant d’un système tentaculaire, contre lequel toute forme de révolte paraît inutile et qui, sournoisement, a sapé toute possibilité de construire une révolte.

CHEVEUX BLANCS Bien sûr, il peut y avoir tout ce que vous voulez. Mais les gens ne feront jamais la révolution.
VICTOIRE Pourquoi ?
CHEVEUX BLANCS Parce qu’ils ont trop à y perdre.
VICTOIRE Beaucoup n’ont plus rien à perdre.
CHEVEUX BLANCS Oui, mais c’est une minorité. Comme vous le savez, il existe un seuil minimum… non ? vous ne savez pas ? […] chacun sait à Bruxelles, qu’il existe un seuil minimum sous lequel le niveau de pauvreté ne descend jamais. Il est bas, mais c’est suffisant pour éviter les révolutions. (Aldrovandi 2018b, 123)

Et voilà donc que le public se trouve à nouveau déstabilisé : il se retrouve face non pas à un seul méchant bien identifiable, qui assumerait la responsabilité des événements, mais face à plusieurs méchants, sans hiérarchie, et contribuant tous à la création du contexte actuel. Si la cible de l’attentat est présentée de manière si machiavélique et si grotesque, ce n’est pas seulement parce qu’elle reflète l’esprit pervers de Victoire – cela serait trop simple – mais parce qu’Aldrovandi invite encore une fois l’assemblée présente à la réflexion, sans manichéisme. La solution n’est pas donnée, elle n’est même pas envisagée : ce qui est important, c’est que l’on puisse avoir, sur scène, un miroir de la situation actuelle, avec naturellement le langage propre à la scène, sans manifeste politique, et donc sans solution miracle.

Théâtre politique donc ? Cela donne matière à discussion. Figure provocatrice et insupportable, le personnage de Cheveux blancs d’Allarmi ! a été la cible des critiques âpres en Italie, car ses propos sur l’art engagé – volontairement caricaturaux – ont été, à mon avis, mal interprétés. C’est l’exemple typique du politicien qui assiste à ce théâtre qui se veut politique, ce théâtre conformiste dont il est question dans l’essai d’Olivier Neveux Contre le théâtre politique, par exemple. Ce même théâtre qu’Aldrovandi va refuser. Dans une récente interview, l’auteur italien donne sa version sur la finalité de son œuvre dramaturgique. À la question sur la possibilité que son théâtre puisse avoir un impact sur la société, il répond :

Non. Au moins pas de manière directe et immédiate. Car le théâtre n’est plus la « place » de notre société. Les spectacles qui veulent « sensibiliser », « scandaliser », « ébranler » me font toujours de la peine, car en général, ils sont en général vus par un public qui est déjà sensibilisé, déjà scandalisé ou déjà ébranlé, et cela n’a aucune incidence sur la société, c’est juste un autre genre de divertissement. En revanche, je crois fortement à l’impact que l’art dramatique peut avoir sur le futur, car le théâtre est l’un des rares endroits où les gens peuvent prendre le temps d’approfondir les choses. (Sangiorgio 2019)

Pas d’enseignement, pas de militantisme, pas de conformisme ou de consensus donc. Le théâtre d’Emanuele Aldrovandi est politique d’une autre manière. Il l’est dans sa forme nouvelle, qui casse les redites et les stéréotypes, « car une menace pèse sur le théâtre politique : le fétichisme de ses formes, l’évidence de ses dispositifs et la rengaine de ses fonctions » (Neveux, 2019). Il l’est dans le désir d’enrichir le spectateur non pas de données supplémentaires, mais de points de vue différents. Si le théâtre permet aux acteurs d’incarner des personnages, de se glisser dans la peu des autres, Aldrovandi pousse cette pratique vers le spectateur, en lui demandant d’adhérer à une situation étrange, absurde, paradoxale.

Je voudrais casser les synapses qui limitent notre façon de voir la réalité et nous amènent à simplifier, à créer des dichotomies et avoir des idées reçues. (Sangiorgio 2019)

Scusate se non siamo morti in mare et Allarmi ! mettent en scène la crise, le cynisme, la révolte, le sarcasme sur l’art engagé ou l’ironie perverse de la démocratie post-capitaliste. Ce sont pourtant des pièces politiques plus dans leur forme que dans leur contenu, bien que celui- ci soit ancré dans notre réalité quotidienne. Aldrovandi semble ainsi suggérer un nouveau modèle pour que le théâtre des années 2000 trouve sa formule ou son équation pour dépasser les langages traditionnels et imaginer un nouveau mode d’engagement et de réflexion. À travers ces mêmes paradoxes qui nous constituent.

Bibliographie

ALDROVANDI, Emanuele,Homicide House, Imola, Cue Press, 2014.

ALDROVANDI, Emanuele, Allarmi !, Imola, Cue Press, 2016 (a).

ALDROVANDI, Emanuele, Scusate se siamo morti in mare, Imola, Cue Press, 2016 (b).

ALDROVANDI, Emanuele, Excusez-nous si nous ne sommes pas morts en mer, traduction de Federica Martucci et Olivier Favier, texte traduit avec le soutien de la Maison Antoine Vitez, Centre international de la traduction théâtrale », tapuscrit 2018 (a).

ALDROVANDI, Emanuele, Allarmi ! /Alarmes !, traduction de Frédéric Sicamois, Toulouse, Presses Universitaires du Midi, Coll. Nouvelles Scènes-italien, 2018 (b).

ECO, Umberto, Reconnaitre le fascisme, Grasset, 2017 (traduction de Myriem Bouzaher). NEVEUX, Olivier, Contre le théâtre politique, La Fabrique éditions, 2019.

PLANA, Muriel, Théâtre et politique. Pour un théâtre politique contemporain, Orizons, Coll. Universités comparaisons, 2014.

SANGIORGIO, Giulia, “Autore e rappresentante di una nuova generazione teatrale. Intervista al drammaturgo Emanuele Aldrovandi”, https://webzine.theatronduepuntozero.it/tag/emanuele-aldrovandi/ (consulté le 14 mars 2019)

TABUCCHI, Antonio, L’oca al passo, Milan, Feltrinelli, 2006 ; (Au pas de l’oie, traduction de Judith Rosa, Seuil, 2006).

Citer cet article

Référence électronique

Antonella Capra, « Emanuele Aldrovandi : un théâtre « politique » du paradoxe ? », Cahiers du CRINI [En ligne], 1 | 2020, mis en ligne le 01 juillet 2020, consulté le 03 décembre 2025. URL : https://cahiers-du-crini.pergola-publications.fr/index.php?id=678

Auteur

Antonella Capra

Maîtresse de Conférences en Italien – Université de Toulouse-Jean Jaurès. Membre du groupe de recherche « Il Laboratorio », elle enseigne traduction, langue et littérature italienne contemporaines. Après une thèse en Lettres Modernes sur la traduction, elle explore d’autres champs de recherche, comme la littérature plurilingue, sa traduction en français, le roman policier, le théâtre contemporain italien, dont elle en fait son domaine d’étude principal. En 2013 elle co-organise le colloque international « Réécrire le mythe. Ricezione dei miti antichi nel teatro contemporaneo » et en 2015 « Opera contro : l’œuvre de rupture sur la scène italienne contemporaine (théâtre, opéra, danse, performance) ». Elle a co- fondé auprès des PUM (Presses universitaires du Midi) la collection bilingue « Nouvelles Scènes-italien », qui publie des pièces italiennes contemporaines et inédites en France. Elle s’occupe de la compagnie universitaire I Chiassosi.

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