Contrairement à la France, l’Allemagne n’a pas défini constitutionnellement le statut des langues pratiquées sur son territoire. Peut-on en conclure que les Allemands de nos jours considèrent leur identité linguistique comme étant d’importance secondaire, voire mineure ?
La réunification allemande a ranimé des interrogations identitaires outre-Rhin. Celles-ci sont d’autant plus vives que le contexte historique paraît instable et que la population, vieillissante, se voit confrontée à une augmentation sensible de l’immigration. Simultanément, les langues régionales ou minoritaires autochtones semblent poursuivre leur déclin.
Partant de ces constats, le présent article se propose d’esquisser, dans un premier temps, le contexte géographique et historique des langues régionales ou minoritaires existant sur le sol allemand. Dans ce but, il s’avère indispensable de saisir le positionnement de ces langues vis-à-vis de la langue majoritaire, en l’occurrence l’allemand. Dans un deuxième temps seront passés en revue les régimes légaux qui régissent la pratique des langues en question. Dans un troisième temps, il conviendra d’approfondir le périmètre de l’étude en tenant compte de facteurs extra-juridiques qui concourent à façonner l’usage effectif des langues régionales ou minoritaires dans l’Allemagne de nos jours. À titre d’exemple, notre attention se portera tout particulièrement sur les conditions socio-historiques entourant l’usage du romanes. Le romanes est la langue des Romas et Sintis ; il convient de le distinguer du romani qui, lui, est pratiqué en-dehors des frontières de l'Allemagne.
1. Diversité des contextes géographiques et historiques
L’Allemagne reconnaît comme minorités linguistiques quatre groupes vivant depuis longtemps sur le territoire national, à l’exclusion notamment des langues d’immigration. Remarquons que cette conception restrictive du terme « langue minoritaire » n’est point spécifique à l’Allemagne ; bien au contraire, une réserve explicite dans ce sens se trouve formulée à l’article premier de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires de 1992.
Les quatre langues régionales ou minoritaires reconnues en RFA sont le danois, le frison, le sorabe et le romanes. La restriction au nombre de quatre paraît quelque peu arbitraire. La langue des Jehnischen ainsi que le Yiddish auraient également pu prétendre au statut de langue autochtone.
Voici une carte qui visualise l’aire de diffusion de trois de ces langues :
Aire de diffusion des trois langues
Source : Office fédéral allemand de cartographie
Les quatre communautés qui pratiquent respectivement une de ces langues se distinguent sur de multiples plans, dont nous mentionnons les plus importants. Il s'agit d'abord de l'espace d’implantation concentré et stable ou bien diffus et instable, de la continuité géographique au sein de la communauté linguistique ou bien de l’isolement et/ou du fractionnement interne, des sous-divisions linguistiques, les langues naturelles n’étant pas homogènes, du nombre des locuteurs natifs (et de son évolution). C'est là un critère définitoire des langues « minoritaires », par opposition à la langue majoritaire, en l’occurrence l’allemand. Il s'agit encore des liens de voisinage avec un État « protecteur » représentant la même langue/culture, de la durée d’implantation, des origines au sens linguistique du terme, de l’appartenance ou non à la famille des langues germaniques, de l’histoire de la cohabitation avec les germanophones monolingues ou locuteurs d’autres langues et des dimensions identitaires de l’identité linguistique et/ou « nationale ».
Vue synthétique sur le contexte géographique et historique
|
Critère |
Langue |
|||
|
Danois |
Frison |
Sorabe |
Romanes |
|
|
Type de langue |
Interlecte germanique régional du danois standard, Sydslesvigsk |
(Ancien) interlecte germanique régional |
Isolat slave occidental, a perdu tout contact avec d’autres langues slaves |
Sous-ensemble polymorphe d’une famille de langues d’origine indienne |
|
Degré d’inter-compréhension avec l’allemand |
Fort avec les dialectes du nord (Platt) |
Fort avec les dialectes du nord (Platt) |
Faible |
Faible |
|
Implantation géographique |
Frontalière avec une langue nationale limitrophe ; uniquement au Schleswig-Holstein |
Anciennement frontalière avec une langue régionale limitrophe ; uniquement au Schleswig-Holstein |
Isolée ; lent rétrécissement et mitage de l’aire de diffusion par l’extraction du lignite |
Dispersion sur l’ensemble du territoire national |
|
Fragmentation interne |
Faible |
Sous-division en deux espaces, les Frisons oriental et septentrional |
Sous-division en deux espaces distincts, Haute et Basse Lusace ; le sorabe supérieur serait proche du Tchèque, le sorabe inférieur proche du polonais. |
Dispersion instable. On distingue les Sintis, locuteurs de nationalité allemande et les Romas, de nationalité différente. De nombreux Romas ne pratiquent plus le romanes. Rejet de l’écrit par les Sintis |
|
Nombre de locuteurs natifs |
Sydslesvigsk, Südschleswig-dänisch : environ 50000 ; Rigsdansk, Reichsdänen : 6000 |
Nordfriesisch : 10000 Saterfriesisch : 2000 Ostfriesisch : éteint |
Nieder-sorbisch : 7000 Obersorbisch : 43000 |
Environ 70000, dont 60000 Sintis et 10000 Romas |
|
Début d’implantation |
Vers le XIe siècle |
Dès avant le VIIIe siècle |
Vers le IXe siècle |
Dès le début du XVe siècle (Sintis) : 1407 ; au XIXe siècle (Romas) |
|
Faits marquants majeurs |
Partages successifs du Schleswig et Holstein ; plébiscite et révision de la frontière en 1920 ; déclaration de Bonn-Copenhague de 1955 |
Fragmentation de la côte de la Mer du Nord par les grands raz-de-marée de 1570, 1634, 1651, 1717, 1720/21 |
Velléités séparatistes après les guerres mondiales. Coupure des langues slaves voisines ; pression d’assimilation exercée par une politique de germanisation |
Génocide nazi (Porrajmos) provoquant de très nombreuses victimes difficiles à chiffrer ; reconnaissance, le 17 mars 1982, par le Parlement ouest-allemand, du génocide des Romas et Sintis. |
Source : Thomas Lenzen
Retenons, au terme de ce premier chapitre, que les quatre communautés partagent essentiellement deux caractéristiques. Premièrement, le nombre de locuteurs est faible. À ce propos, il convient de rappeler qu’il n’existe pas de statistiques officielles et que les chiffres dont nous disposons reposent sur des estimations avancées par des représentations des intéressés. Deuxièmement, les locuteurs concernés sont bilingues, faisant cohabiter une langue minoritaire avec une langue majoritaire.
Parions que le fait minoritaire est susceptible d’être vécu très différemment, tant se distinguent les situations géographique et historique qui caractérisent chacune des communautés linguistiques en considération.
2. Le statut normatif respectif des langues en question
Dans cette deuxième partie, il s’agira de passer en revue les principaux textes qui régissent le statut, et donc l’usage, des quatre langues régionales ou minoritaires reconnues comme étant autochtones en Allemagne. Nous nous baserons à cet effet sur la hiérarchie des normes en étudiant successivement les principales normes internationales ou supranationales, les principales normes de l’État fédéral, qu’elles soient de nature constitutionnelle ou légale et finalement les principales normes des États fédérés concernés.
2.1. Principales normes internationales ou supranationales
Article 14 de la Convention européenne des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales : Interdiction de discrimination
La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation.
Article 21 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne de 2000 : Non-discrimination
1. Est interdite toute discrimination fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, les origines ethniques ou sociales, les caractéristiques génétiques, la langue, la religion ou les convictions, les opinions politiques ou toute autre opinion, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance, un handicap, l'âge ou l'orientation sexuelle.
Réaffirmant dans son préambule les grands principes de démocratie et de plurilinguisme, la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires de 1992, a été ratifiée par l’Allemagne en 1998. Depuis, elle donne lieu à la rédaction de rapports périodiques (art. 15) qui sont examinés par un comité d’experts mandaté par le Conseil de l’Europe (art. 16). Pour le Conseil de l’Europe et les pays ayant ratifié la charte, les langues régionales ou minoritaires participent d’une précieuse diversité culturelle à reconnaître, respecter et promouvoir (art. 7). Les États signataires sont exhortés de fonder « leur politique, leur législation et leur pratique sur les objectifs et principes » énoncés à l’article 7. La distinction entre les volets « législation » et « pratique » justifie l’approfondissement que nous proposons dans notre troisième partie.
Les exigences les plus importantes figurent, me semble-t-il, aux articles 9 (« Justice ») et 10 (« Autorités administratives et services publics »). Dans le contexte allemand, seules les dispositions de l’article 9 concernant les procédures pénales ont trouvé une transcription en droit allemand, plus précisément dans le § 184 al. 2 GVG (Gerichtsverfassungsgesetz, Loi allemande relative à l’organisation judiciaire) qui sera évoqué sous le titre 2.2.2.
Les échanges transfrontaliers faisant l’objet de l’article 14 existent bien en ce qui concerne respectivement la minorité danoise d’Allemagne ainsi que la minorité allemande du Danemark.
2.2. Principales normes de l’État fédéral
2.2.1. La Constitution
L’Allemagne est-elle un État monolingue ? Pour l’instant, le monolinguisme officiel n’est pas inscrit dans la Loi fondamentale, pas plus qu’un bilinguisme ou plurilinguisme. L’usage des langues ne fait pas l’objet d’un règlement normatif au niveau constitutionnel de l’État fédéral, même si des initiatives ont été prises en ce sens au début des années 2010 (Anatol Stefanowitsch, « Die Sprachen der Bundesrepublik sind… », Die Zeit du 4 février 2011). Certaines associations représentant des langues minoritaires souhaiteraient voir des droits des minorités linguistiques inscrites dans la Constitution.
Dans son article 3, al. 3 phrase 1, la Loi fondamentale interdit cependant explicitement toute forme de discrimination, y compris en raison de l’appartenance linguistique : « (3) Niemand darf wegen seines Geschlechtes, seiner Abstammung, seiner Rasse, seiner Sprache, seiner Heimat und Herkunft, seines Glaubens, seiner religiösen oder politischen Anschauungen benachteiligt oder bevorzugt werden. »1 (Marten-Gotthold 127)
L’interdiction de discrimination protège des droits individuels. Comme le souligne Marten-Gotthold, « enthält das Grundgesetz keine ausdrückliche Vorschrift zum Minderheitenschutz »2 (Marten-Gotthold 127), autrement dit, des droits collectifs. Dans une étude fouillée, l’auteure citée se demande si, au-delà de la garantie de non-discrimination, l’État allemand n’est pas dans l’obligation de fournir des prestations visant à permettre aux Romas et Sintis de s’affranchir d’une situation socio-économique défavorable (Marten-Gotthold, 15 et 148). Dans notre troisième partie, nous reviendrons sur cette interrogation.
2.2.2. La législation fédérale
Les lois de l’État fédéral comportent de nombreuses interdictions de discriminations à l’encontre de minorités, y compris linguistiques. Il s’agit de concrétisations de l’article 3 alinéa 3 de la Loi fondamentale.
Depuis 1990, un protocole annexé au Traité d’union entre les deux Allemagnes (« Protokoll zum Einigungsvertrag, Ziffer 14 ») formule explicitement la protection de la minorité sorabe.
Une loi fédérale, en l’occurrence le § 184 Gerichtsverfassungsgesetz, reconnaît cependant une prépondérance de l’allemand au niveau juridictionnel : « Die Gerichtssprache ist deutsch. »3. Depuis le 19 avril 2006, la deuxième phrase du paragraphe cité précise : « Das Recht der Sorben, in den Heimatkreisen der sorbischen Bevölkerung vor Gericht sorbisch zu sprechen, ist gewährleistet. »4. Autrement dit, seuls les Sorabes se voient dorénavant accorder le privilège d’utiliser leur langue devant les tribunaux, mais uniquement dans les circonscriptions de leur région d’installation historique. Depuis le 13 décembre 2004, on trouve un corrélat concernant la Frise septentrionale au §1 alinéa 2 de la loi frisonne (Friesisch-Gesetz) de l’État fédéré du Schleswig-Holstein ; il s’agit d’une disposition facultative.
La situation allemande se distingue de celle de la France, ne serait-ce que par le fédéralisme : « Erst 1994 lehnte der Bundestag eine Änderung des Grundgesetzes ab mit der Begründung, dass dieses zwar Individualrechte, jedoch keine Gruppenrechte schütze. Dafür seien die Landesverfassungen zuständig. »5 (Kunze, 76). C’est en effet dans certaines des Constitutions d’États fédérés que l’on trouve des dispositions portant sur les langues minoritaires.
2.3. Principales normes de certains États fédérés
Dans le cadre du présent article, nous devons nous contenter d’évoquer très brièvement les principales normes.
Concernant les Danois, l'article 5 alinéa 2, de la Constitution du Schleswig-Holstein énonce : « Die nationale dänische Minderheit und die friesische Volksgruppe haben Anspruch auf Schutz und Förderung. »6
Concernant les Frisons, il convient de rappeler la norme précitée, puis depuis 2004 le §1 alinéas 2 à 4 de la Friesisch-Gesetz intitulé « §1 Friesische Sprache in Behörden und Gerichten »7.
Concernant les Sorabes, des dispositions spécifiques se trouvent dans les Constitutions des États fédérés du Brandebourg et de la Saxe. Au Brandebourg, il s'agit notamment des articles 25 alinéa 1 et 3 de la Constitution de l’État fédéré : « (1) Das Recht des sorbischen Volkes auf Schutz, Erhaltung und Pflege seiner nationalen Identität und seines angestammten Siedlungsgebietes wird gewährleistet. »8. L’alinéa 3 du même article garantit la transmission de la langue et culture sorabes dans le cadre scolaire. En Saxe, il s'agit de l’article 6 alinéa 1 de la Constitution de l’État fédéré : « Die im Land lebenden Bürger sorbischer Volkszugehörigkeit sind gleichberechtigter Teil des Staatsvolkes. Das Land gewährleistet und schützt das Recht auf Bewahrung ihrer Identität sowie auf Pflege und Entwicklung ihrer angestammten Sprache, Kultur und Überlieferung, insbesondere durch Schulen, vorschulische und kulturelle Einrichtungen. »9.
Concernant les Sintis et Romas, leur langue n’est reconnue comme langue minoritaire que par l’État fédéré de la Hesse. Depuis 2005, il existe cependant un accord-cadre entre l’État fédéré du Palatinat et le Landesverband der Sinti und Roma, la représentation des Romas et Sintis au niveau de cet État fédéré.
Si certains seulement des États fédérés allemands ont légiféré en la matière, la disparité des situations est susceptible de refléter plusieurs facteurs comme le recoupement (partiel) entre leur territoire et l’air de diffusion de telle langue régionale ou minoritaire, l’attente éventuelle d’un pays voisin pratiquant de manière officielle la langue qui est minoritaire en Allemagne (c’est le cas du danois au Schleswig-Holstein) ou encore l’évolution des mentalités concernant la reconnaissance des communautés linguistiques minoritaires.
En conclusion sur cette deuxième partie, nous constatons que les principales dispositions sont fermement ancrées dans le droit international. Ce premier point incite à penser que la protection des minorités linguistiques a été imposée par le haut. Sans vouloir anticiper sur notre troisième partie, réservons-nous la possibilité de compléter ultérieurement cette impression par des évolutions se manifestant à ou émanant de la base de la société civile.
Contrairement à la situation française, la constitutionnalisation du droit linguistique reste faible en Allemagne. Nous observons, par ailleurs, que les États fédérés allemands jouissent de compétences en la matière et que des disparités persistent selon les territoires et les minorités concernées.
Les normes juridiques n’étant qu’un des paramètres qui concourent à façonner un contexte social donné, il est temps d’élargir notre focale pour prendre en compte d’autres facteurs.
3. Le statut social respectif des communautés minoritaires et de leurs langues : diversité des situations sociales
Il serait candide de conclure d’une égalité en droit garantie constitutionnellement et des dispositions légales disparates protégeant telle minorité à une égalité de fait entre les quatre communautés en question, tant leurs situations géographiques et historiques respectives varient. Il convient donc d’esquisser les grandes lignes d’une réalité sociale multiforme. Nos observations visent à cerner des représentations qui structurent la perception des minorités en question et de leurs rapports avec la majorité monolingue germanophone. À cette fin, nous évoquerons quelques auto-images des minorités linguistiques, quelques hétéro-images tenaces entretenues par la majorité avant de les situer respectivement dans un système imagologique.
3.1. La minorité danoise
À ne pas surprendre, les auto-images de la minorité danoise semblent adossées à la majorité du pays voisin pratiquant la variante « haute » de la même langue en tant que langue officielle. La proximité géographique et le prestige de langue officielle de la langue danoise favorisent une auto-image positive et souveraine. En témoigne l’attrait qu’exercent les différentes associations culturelles « danoises » bien au-delà de la minorité pratiquant la langue danoise.
3.2. La minorité frisonne
Toute en s’inspirant de l’expérience « danoise », la minorité de la Frise septentrionale est privée des deux atouts de ses voisins danois, à savoir de la continuité géographique de l’aire de diffusion de leur langue et du statut de langue officielle de leur idiome. Même si le « Modell Nordfriesland » (Friesenrat/Frasche Rädje, 60) bénéficie de l’engagement de bénévoles et d’aides financières, force est de constater que les usages varient en fonction des lieux même proches, que l’aire de diffusion de la langue se rétrécit et que celle-ci risque d’être absorbée par le Plattdüütsch (l'ensemble des dialectes de l'Allemagne septentrionale).
3.3. Les Sorabes
En raison de la persistance de ressentiments xénophobes dans une partie de la population bien au-delà de la fin de la guerre, les Sorabes ainsi que les Sintis, minorités pratiquant chacune une langue non-germanique, risquent particulièrement d'être la cible de réactions de rejet et de pressions visant à obtenir leur assimilation dans la majorité germanophone. Pour les Sorabes, ces ressentiments s’inscrivent dans un courant antislave traditionnel. L’objet central de cette hostilité est bien leur altérité linguistique.
Outre l’hostilité, ouverte ou dissimulée, vis-à-vis des allophones, certains obstacles matériels rendent difficile l'épanouissement des Sorabes et de leur culture. Mentionnons notamment la division administrative de leur zone de peuplement, la faiblesse structurelle de l'économie de la Lusace et tout particulièrement les ravages de l'extraction à ciel ouvert du lignite. Pendant la seule période de la division de l’Allemagne, les dégâts infligés à la région sont flagrants : « Trotz massiver Proteste der sorbischen Bevölkerung fielen von 1945 bis 1989 46 Dörfer und 27 Ortsteile der Kohle zum Opfer. »10 (Kunze, 70)
Citoyens allemands porteurs d’une culture particulière, les Sorabes font couramment l’objet d’un traitement réducteur que nous pouvons qualifier de folklorisation. En témoigne mainte brochure touristique montrant des Sorabes du Brandebourg (Spreewaldsorben) en costume traditionnel. Manifestation ostentatoire d'appartenance collective, le port d'un costume traditionnel peut également être un acte d'affirmation de sa différence (Baalke/Lange).
Au-delà de ces projections, certains auteurs font état d’une hostilité intériorisée par les allophones. Ainsi Walde (Walde 184) affirme-t-il que maints Nĕmcowarjo (Sorabes germanophones) auraient fini par détester leur langue natale et adopter la langue majoritaire pour fuir la pression d’assimilation. Selon Walde, ils seraient particulièrement intolérants vis-à-vis des leurs : « Nĕmcowarjo sind also alle diejenigen Sorben, die das Sorbische hinter sich gelassen haben und nun entschieden gegen dasselbe vorgehen ».11 (Walde, 46)
3.4. Sintis et Romas
Dans le cas des Sintis et Romas, la douloureuse expérience de la barbarie nationale-socialiste pèse durablement sur les relations entre la minorité et la majorité ambiante. De plus, contrairement aux trois autres minorités reconnues, les Sintis et Romas ont longtemps été non-sédentarisés et ne disposent pas d’une aire de diffusion compacte. À cela correspondent des divisions internes de leur langue et des différences marquées vis-à-vis d’autres variantes du romanes pratiquées en-dehors de l’Allemagne. La représentation politique des Sintis et Romas a cependant visiblement conforté leur situation dans l’Allemagne d’aujourd’hui.
À l’issue de la guerre, l’expérience du génocide avait incité certains survivants à ne plus utiliser leur langue en public (Reinhold Lagrene, Balance der Identität in : Mengersen et al., 245-246). Cela signifie que, pour ces locuteurs, le romanes a été cantonné aux échanges dans le cercle privé. Une telle restriction fonctionnelle ne peut que réduire la richesse de la langue. De même, le recours à l’écrit serait rejeté par les Sintis allemands (Reemtsma, 72).
L’historiographie montre que l’évolution du rapport des Allemands à leur propre passé a été lente. Bien que le Parlement ouest-allemand ait ratifié en 1955 la Convention des Nations Unies du 9 décembre 1948, les 3000 survivants Sintis et Romas allemands (sur un ensemble de 30000) ne bénéficiaient pas pour autant de la reconnaissance de leur statut de victime d’un génocide. Au-delà de la Seconde Guerre mondiale, ils se heurtaient à des attitudes de rejet, à des ressentiments qui plongent leurs racines dans un antitsiganisme ancien : « Im Verhältnis zu keiner anderen ethnisch-kulturellen Gruppe schlägt sich das Bewusstsein der Alterität, die Empfindung des Andersseins in einer so totalen Ablehnung nieder wie gegenüber den Roma. »12 (Bochmann, Klaus, « Romani – die Sprache der Roma » in : Schlösser, Rainer, Sprachen im Abseits. Regional- und Minderheitensprachen in Europa, 2015, 71).
Un changement d’attitude s’est dessiné depuis les années 1970 : « Erst mit dem Beginn der Bürgerrechtsbewegung der deutschen Sinti und Roma Mitte der 1970er Jahre trat eine allmähliche gesellschaftliche Bewusstseinsänderung über den Völkermord sowie die fortgesetzte Diskriminierung der Sinti und Roma ein. »13 (Peritore, Silvio, Politische Emanzipation, Erinnerungsarbeit und Gedenkstätten in : Mengersen et al., p. 188) Et c’est seulement le 17 mars 1982 que le chancelier Helmut Schmidt, devant la Diète fédérale, a reconnu comme génocide, les atrocités commises sur les Romas et Sintis qui, dans les pays occupés par l’Allemagne nazie, ont coûté la vie à environ 500 000 personnes appartenant à cette minorité.
La période de la réunification allemande et les années suivantes ont vu un regain d’intérêt pour l’histoire allemande et l’identité collective. De nombreux monuments érigés pendant cette période témoignent du désir d’assumer sans tabou un passé difficile. À titre d’exemple, Rudolf Gutte (Gutte, 216) retrace un débat pénible qui, au bout de trois ans, a enfin permis de commémorer les souffrances de toutes les victimes du national-socialisme dans une petite commune de la Basse Saxe.
Jusqu’à la déclaration du gouvernement fédéral allemand du 11 mai 1995, les Sintis et Romas ne jouissaient pas de la reconnaissance en tant que minorité linguistique (Marten-Gotthold, 141). Avec la ratification, en 1998, de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, l’Allemagne a souscrit des obligations de droit international public visant à protéger enfin les quatre minorités énumérées par les textes.
Même de nos jours, la transmission du romanes reste essentiellement cantonnée au cercle de la famille (Marten-Gotthold, 35). Le mode de transmission, essentiellement oral au sein de la famille, est à l’opposé de celui du danois : « Eine tradierte Schriftkultur des Romanes gibt es nicht. Es kennt keine einheitliche Schreibweise und auch die Grammatik weist in den Dialekten Unterschiede auf ».14 (Reinhold Lagrene, Balance der Identität in Mengersen et al., 255)
3.5. Cohabitation entre société majoritaire et groupes minoritaires
Bien que, de nos jours, les quatre communautés linguistiques minoritaires jouissent de la reconnaissance de l'État, leur cohabitation effective avec la majorité des Allemands monolingues et la langue majoritaire est très variable. De plus, « Im Gegensatz zu den zahlenmäßig vergleichbaren anderen Gruppen wurden Sinti und Roma jedoch deutlich benachteiligt [...] »15 (Marten-Gotthold, 153). Parmi les domaines dans lesquels l’État devrait prioritairement soutenir cette minorité, Marten-Gotthold compte l’instruction scolaire, l’habitat ainsi que les lieux d’accueil pour les voyageurs.
Tous les locuteurs pratiquent un bilinguisme où la place des deux langues doit constamment se (re-)négocier dans un rapport de force qui tend à être défavorable à la langue minoritaire. La situation socio-professionnelle peut renforcer la domination de l’allemand. En l’absence d’une politique protectrice, le tourisme sur les îles frisonnes, l’extraction du lignite en Lusace ou, plus généralement, les exigences de mobilité d’une économie mondialisée agissent puissamment dans ce sens. De nombreux villages sorabes (Förster, Frank, 18 et 26) ont été détruits au profit de gigantesques carrières d’exploitation de lignite qui effacent à tout jamais la face de leur Lusace natale. Dans le cas des Sorabes, ce déplacement forcé pèse lourdement sur les chances de survie de leur langue, de leur culture et leur identité.
D’un point de vue linguistique, le bilinguisme prête à des interférences entre les langues en présence. Les quatre langues minoritaires se distinguent de par leur degré d’interpénétration avec la langue majoritaire. Celle-ci semble être plutôt unidirectionnelle (de l’allemand vers la langue minoritaire) dans le cas des langues non-germaniques et à l’occasion bidirectionnelle dans le cas du frison notamment.
Le rapport de force emporte la tentation de l’abandon de la langue minoritaire au profit de la langue majoritaire. Même s’il n’existe pas de statistiques officielles sur les langues en Allemagne, les publications portant sur le sujet semblent pointer une tendance à la décroissance des communautés minoritaires. À terme, l’assimilation dans la société majoritaire signe alors la disparition de la communauté minoritaire.
Au-delà de la langue, on peut observer des affirmations identitaires par la danse, la musique, le conte, l’artisanat, etc. La musique (Schnuckenack, Reinhardt, Häns’chen Weiss, DuoZett) (Reinhardt, Susie, « Der Einfluss der Sinti und Roma auf die europäische Musik » in : Mengersen et al., 261-271) notamment est un puissant vecteur d'identification. Malheureusement, le système de valeurs de la société majoritaire n’est pas toujours ouvert sur l’altérité et souffre du poids d’une mémoire sélective. En témoigne la lenteur avec laquelle a été érigé près du Reichstag, en 2012, un monument aux morts pour commémorer les victimes Sintis et Romas du national-socialisme (Pankok, Moritz, 96).
Notre troisième partie semble confirmer une observation quelque peu désabusée de Walde : « Die Praxis zeigt, dass Minderheitenartikel oder einschlägige gesetzliche Regelungen das Eine sind, deren Verwirklichung in der Praxis dagegen etwas völlig Anderes. »16 (Walde, 159)
4. Conclusions
Nous avons successivement exploré l’implantation géographique et historique des quatre minorités linguistiques reconnues de nos jours en Allemagne, les normes qui régissent la protection de leur langue et culture avant de confronter ce corpus relativement cohérent à la grande disparité opposant les situations socio-économiques de ces minorités.
Le périmètre de nos observations a été limité. Nous n’avons pas pu parler d’autres langues autochtones comme le Yiddish, la langue des Jenischen ni de la variante essentiellement orale du Nedderdüütsch (Niederdeutsch), que certains considèrent (sans trop convaincre) comme une langue.
Les quatre langues autochtones minoritaires reconnues témoignent d’un passé lointain et participent de la diversité culturelle de l’Allemagne actuelle.
Parlant des convergences, nous pouvons retenir qu’il s’agit de langues (de plus en plus) minoritaires qui existent dans une situation de bilinguisme social réduit à un territoire donné (village, quartier) qui a tendance à évoluer vers un bilinguisme de proximité, se cantonnant à l’emploi au sein de la famille ou du cercle d’amis. De moins en moins d’enfants apprennent ces langues minoritaires en tant que langue première (Stolze, Préface, VIII), la langue minoritaire se voit alors reléguée au rôle de langue seconde. Le biculturalisme et le bilinguisme sont asymétriques, non partagés en ce que la minorité maîtrise la langue de la majorité sans que celle-ci apprenne la langue minoritaire (Walde, 153). De plus en plus souvent, le bilinguisme diminue, le monolinguisme devient la règle.
Quant aux divergences, l’observation fait ressortir des trajectoires très différentes des quatre langues en question. Ainsi le danois jouit-il du statut de langue officielle au Danemark voisin ; la proximité géographique entre les communautés vivant des deux côtés de la frontière, les prérogatives politiques de la minorité vivant sur le sol allemand ainsi que la norme partagée semblent stabiliser l’usage du danois en Allemagne. Le frison septentrional, par contre, séparé du frison oriental et du frison pratiqué aux Pays-Bas périclite. Le morcellement géographique de l’espace frison, la subdivision de cette langue en variétés dépourvues de norme commune ainsi que la porosité culturelle entre le frison et l’allemand exposent le frison au risque d’être rapidement absorbé par le Niederdeutsch. Le sorabe, géographiquement isolé d’autres langues slaves et subdivisé en deux variantes pratiquées respectivement dans deux États fédérés, associé à deux confessions différentes, se maintient essentiellement dans de petites communes. Il y bénéficie d’une protection juridique efficace, mais son assise géographique est menacée par les dévastations provoquées par l’extraction du lignite. Dépourvu de territoire fixe et ne bénéficiant, dans la majorité des États fédérés, d’aucune protection particulière, la situation du romanes est particulièrement difficile à saisir. Notons également que l'amalgame est fréquent entre Romas et Roms venus plus récemment de l’Europe de l’Est.
Le sujet ne s’inscrit que partiellement sur le plan des données factuelles. Il relève en bonne partie des études de représentation au sens de la psychologie sociale. Nous observons un clivage entre la protection juridique et la précarité plus ou moins prononcée des quatre situations.
Aucune des quatre langues ne représente une concurrence sérieuse vis-à-vis de l’allemand. Il en va autrement de certaines langues d’immigration, notamment du polonais qui existe en situation transfrontalière. La précarité des langues minoritaires souligne la responsabilité de l’État, y compris dans le domaine des médias. Le rôle de l’enseignement bilingue ne devrait pas être surestimé. Seule une langue vivante, pratiquée dans les échanges quotidiens, a une chance de survie.
Au terme de cet aperçu, il apparaît que l’ensemble des langues autochtones est menacé, bien qu’à des degrés divers, et cela moins pour des raisons juridiques que socio-économiques. La mobilité qui caractérise la vie moderne et l’accélération des innovations technologiques (et langagières) n’est guère compatible avec la conservation de langues ayant survécu essentiellement en milieu rural. Le risque pour ces langues consiste à perdre progressivement dans la compétition avec la langue majoritaire (en l’occurrence l’allemand) et les langues étrangères jouissant d’un prestige particulier, notamment l’anglais. L’histoire a montré que, pour les locuteurs de langues minoritaires, la tentation est grande de céder à la pression d’assimilation pour finir par se fondre dans la société majoritaire. Le stade intermédiaire est marqué par l’alternance de code, par le rétrécissement au domaine privé et par la disparition de la compétence active. Même s’il y a peu d’espoir de pouvoir sauver à long terme des langues très minoritaires comme le Saterfriesisch, l’Allemagne devrait poursuivre une politique respectueuse envers les locuteurs dont le bilinguisme ne menace en rien ni l’unité ni l’identité du pays. La politique vis-à-vis des langues minoritaires peut être considérée comme un baromètre concernant l’attitude plus générale vis-à-vis de l’altérité.

