Dans un curieux essai de 1926 intitulé « On Being Ill » traduit en français par Catherine Bernard sous le titre « De la maladie », Virginia Woolf se penche sur les liens entre la maladie et l’écriture de fiction. Elle y parle des effets usants des maladies chroniques, elle évoque la force narrative de la maladie et déplore que la littérature ne se soit pas saisie de la souffrance quotidienne, de l’inquiétude des malades, du déclin du corps et de l’influence de la douleur sur les pensées et les gestes des individus et des personnages. Avant Sontag (1978), Woolf suggère qu’en littérature, la maladie est au mieux une métaphore, non pas culpabilisante mais vide car décrite de l’extérieur, et qu’elle n’a pas encore vraiment pris corps dans la fiction, alors même que son intensité et ses conséquences écrasantes pour le corps et les affects font qu’elle y aurait toute sa place. Woolf ajoute que, si l’on croise nombre de malades, invalides ou traumatisés dans les romans, ceux-ci n’ont pas vraiment voix au chapitre. Mettre des mots sur la maladie, poursuit-elle, c’est créer une nouvelle forme de langage, et elle lance alors un défi à la fiction de son temps, celui de dire la souffrance et le déclin pour ce qu’ils ont d’indicible et d’insoutenable, d’absurde et d’intense.
Plusieurs analyses, comme celle de Peter Fifield récemment (Fifield 1-30), ont néanmoins remarqué qu’à l’époque où Woolf écrit, nombre de narrateurs malades, de personnages souffrants et de voix terrorisées font part, en focalisation interne, de leurs troubles et de leurs maux : outre les nombreuses recherches sur les fictions médicales victoriennes (voir par exemple Servitje 2021, Winter 1995, Frawley 2004, Price Herndl 2000, Bailin 1994), nous pouvons nous référer aux écrits, plus proches de l’époque de Woolf, des poètes-soldats revenus du front lors de la Première Guerre mondiale (également déjà largement étudiés par les critiques, notamment au sortir du centenaire de 14-18 comme le montrent Ragachewskaya 2015, Bolchi 2019 et tant d’autres). Mais peu d’études se sont penchées sur les enjeux genrés des écritures de la maladie alors même que le corpus de « romans médicaux » de l’intermodernisme, c’est-à-dire des romans parus à l’entre-deux guerre tel que Bluemel et Lassner l’ont théorisé en 2018, compte un ensemble éclectique de romancières bien moins connues, qui interrogent pourtant à leur manière les représentations de la souffrance au féminin, liées aux représentations du soin, de la guérison (partielle, totale ou en échec). C’est précisément ce que propose le présent article.
Qu’entend-on par maladie et par soin ? Les dictionnaires sont toujours utiles1, mais certaines définitions trouvent vite quelques limites dès qu’on les applique à la fiction. Afin d’explorer les écritures intermodernistes de la maladie, cet article s’inscrit dans le double cadre des « disabilities studies » (études sur le handicap) et des humanités médicales. Si la grippe espagnole fait rage précisément durant la période retenue, cette épidémie n’est pas l’objet premier de romans de l’intermodernisme britannique et il en sera finalement bien peu question dans cet article. Nous renvoyons aux études de Vasquez-Espinoza (2020), Belling (2009) ou encore Hovanec (2009) pour de plus fines théorisations sur les écritures modernistes de l’épidémie.
Ici, il s’agira davantage rattacher ces champs à la « gynocritique », néologisme de la critique féministe Elaine Showalter qui, dans son essai « Towards a Feminist Poetics » (1979), a inauguré un champ de critique littéraire orienté vers l’analyse des langues et créativités féminines. Le terme sera entendu dans le sens plus large que lui prête Nicolas Boileau puisqu’il y inclut les fictions autobiographiques (2008 § 6), que Max Saunders nomme ailleurs « Autobiografiction » (2010). La représentation du soin et de la maladie crée et interroge une nouvelle écriture de l’intime et de l’invisible dialoguant avec l’autobiographie et l’autofiction. Nous élargirons le champ critique aux FASP (Fictions à Substrat Professionnel) théorisées par Michel Petit (1999) et plus particulièrement aux FASP médicales, étudiées par Jean-Pierre Charpy (2004) comme un sous-groupe générique, puisque celles-ci impliquent à la fois les expériences des patientes et aidantes, mais aussi celles des soignantes. Les enjeux sont autant sociaux qu’esthétiques : écrire et représenter la maladie et le soin au début du XXe siècle, c’est aussi donner voix à des discours et expériences à la fois communes et intimes, mais finalement peu écrites et étudiées.
Pour autant, il ne s’agira pas tant ici d’explorer les représentations des conflits de genre en jeu dans les pratiques médicales (Ehrenreich & English 1973) que d’étudier les spécificités des écritures féminines de la souffrance, de la maladie et du soin durant les premières décennies du XXe siècle britannique. Ainsi, en prenant appui sur les fictions anglophones de la maladie et du soin de l’entre-deux guerres écrites par des femmes, cet article propose d’étudier les enjeux des représentations genrées du corps malade et des actes de soin dans un corpus de romans britanniques issus de l’intermodernisme britannique. Plus précisément, nous nous demanderons : comment et pourquoi ces romancières se sont mises à écrire la maladie ? Qui est malade dans ces fictions médicales féminines de la période ? Comment la maladie est-elle vécue et perçue ? Comment soigne-t-on et comment guérit-on ? Et surtout, en quoi ces fictions se distinguent-elles d’autres œuvres contemporaines qui s’attachent aussi à représenter diverses problématiques de santé ?
Afin de répondre à ces questionnements, notre article reposera sur un cheminement en trois temps. Nous étudierons d’abord le contexte historique et tâcherons de démontrer comment la dénonciation du sexisme des discours médicaux dominants menée par les romancières au début du XXe siècle a permis l’émergence d’une nouvelle écriture de la maladie. Il s’agira ensuite d’examiner les enjeux sociaux des représentations de la douleur et de la maladie dans South Riding (1936) de Winifred Holtby et de suggérer que le roman inaugure un nouveau genre de fiction, celui de la fiction médicale, dont l’avatar le plus connu est aujourd’hui la série télévisée. Le texte sera alors comparé au comique déployé dans Living Alone (1919) de Stella Benson qui vient paradoxalement construire une représentation fine et affective de la souffrance physique. Enfin, une analyse de l’écriture du soin institutionnel et de l’identité professionnelle de la soignante dans Private Worlds (1934) de Phyllis Bottome nous permettra de conclure cette étude en analysant les représentations de la soignante en tant que professionnelle permettant d’esquisser une « littérature du care » qui, se fondant sur l’analyse statistique et sur une posture professionnelle critique et réfléchie, se distancie des pratiques ancillaires largement décrites par la critique (Gefen & Oberhuber 2022).
1. Écrire le soin et le trauma au sortir de la Première Guerre mondiale
Peter Fifield écrit que la double histoire de la maladie et du soin dans la littérature ne peut pas être considérée sans parler de l’expérience féminine (Fifield 186) ; et ce constat dépasse bien évidemment le cadre de la littérature. La « spécialisation scientifique des hôpitaux du XXe siècle » (Cabal 2001) et, avant elle, la professionnalisation des soins infirmiers, notamment grâce aux travaux de Florence Nightingale au Royaume-Uni, sont étroitement liées à l’histoire des femmes ; or les enjeux genrés de ces deux transformations sont encore peu étudiés alors même qu’ils sont abondamment représentés dans la fiction intermoderniste.
En effet, une dimension sociale évidente sous-tend les démarches d’écriture de la maladie et du soin et les romancières jouent un rôle important dans la dénonciation du sexisme de divers discours médicaux ou paramédicaux au tournant du siècle et jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale. Ainsi, les suffragettes sont souvent désignées comme des malades, et plus particulièrement comme des hystériques (dans une tribune publiée dans le Times le 28 mars 1912, Sir Almroth Wright, un médecin londonien use même du néologisme de « Suffragitis » (p.7) pour caractériser la prétendue dimension pathologique de leur comportements). Néanmoins, l’une d’entre elles réplique dès la semaine suivante, également dans le Times, en déconstruisant cette tendance à rendre pathologique les comportements féminins non-conformes (Sinclair 1912). Apparaît alors un enjeu nouveau au début du XXe siècle : l’analyse et la domination du discours public, qu’il soit écrit ou oral, même quand celui-ci traite de la sphère privée ou des attaques intimes.
Elaine Showalter a ainsi rapporté qu’avec le développement de la psychanalyse, le terme d’hystérique a été rapidement utilisé dans la langue commune pour disqualifier, ou qualifier d’anormal, tout un panel de comportements, de conduites ou de réactions féminines (Showalter 1987 et 1997). Que ce terme soit devenu une sorte de grande étiquette dit surtout l’influence de la norme médicale sur la sphère sociale ; or cette norme était essentiellement masculine et c’est précisément ce que dénoncent les féministes britanniques de la première vague qui regrettent par exemple que ce qui n’ait jamais été observé chez les hommes est soit ignoré soit considéré comme anormal et pathologique (Sinclair 1912). Showalter précise avec malice que c’est à cette même époque qu’est inventé le terme de féminisme en anglais (Showalter 1991, 3). Appartenant à cette même mouvance féministe d’étude de la déconstruction progressive de l’hystérie, l’ouvrage fondateur de Gilbert et Gubar The Madwoman in the Attic décrit d’ailleurs l’hystérie comme une épidémie féminine conditionnée socialement (« the socially conditioned female epidemic », Gilbert & Gubar 596), suggérant les conséquences majeures sur la santé qu’impliquent les inégalités de genre. On observe de même un mouvement très similaire aux États-Unis dès la fin du XIXe siècle, avec la dénonciation des « cures de repos forcées » imposées aux femmes par une médecine patriarcale estimant que l’inaction, le désœuvrement et la soumission devaient jouer un rôle clef dans la guérison de l’hystérie (Davis 97-98). Ayant subi une telle cure, la célèbre romancière Charlotte Perkins Gilman cible directement l’influent neurologue Silas Weir Mitchell dans sa nouvelle « The Yellow Wallpaper » (1892) en en montrant l’absurdité et, surtout, les effets iatrogènes. Enfin, le sexisme de la médecine de l’époque et, en particulier, de la toute récente psychanalyse (alors majoritairement exercée par des médecins et assimilée à une discipline médicale) fait également l’objet de nombreuses critiques, notamment dans les années 1920 et 1930 par la psychiatre Karen Horney qui démontre comment des concepts tels que la castration, le complexes d’Œdipe ou leur supposés pendants féminins sont pensés sur une méconnaissance des femmes (Horney 1936 ; Garisson 1981 ; Paris 2002). Ces critiques trouvent une résonance forte chez les romancières et intellectuelles modernistes, mais semblent avoir peu d’échos immédiats dans d’autres cercles de la société.
En amont de ces dénonciations, on retrouve curieusement l’étiquette « hystérique » dans les diagnostics posés sur les soldats traumatisés par les combats de la Première Guerre mondiale. Pendant la Première Guerre mondiale, les hôpitaux britanniques se retrouvent submergés de soldats traumatisés par les obus et le choc des combats modernes portés par des nouvelles machines de guerres industrielles dont le pouvoir de destruction était jusqu’alors inconnu. Comme le rappellent Andrew Kunka, Wyatt Bonikowski ou encore Elaine Showalter, les premières réactions, de la presse et des médecins, questionnent d’emblée la masculinité et la virilité de ces soldats revenus du front, on les qualifie d’hystériques, d’hommes ratés, de femmes, de faibles etc. (Kunka 239-240 ; Showalter 1987, 190 et Bonikowski 23-4). Deux hôpitaux se saisissent plus finement de ces nouvelles pathologies : la Medico-Psychological Clinic à Londres et le Craig Lockhart Hospital en Écosse. Ainsi, l’introduction en anglais de l’expression « shell shock » (choc lié aux obus, ancêtre du trouble de stress post traumatique) par Charles Myers permet de minimiser les biais et stéréotypes de genre et oriente la pensée médicale vers l’expérience, le vécu et in fine vers la rééducation, c’est-à-dire l’accompagnement d’un retour fonctionnel à la vie civile. Le « shell shock » implique en outre un nouveau type de soin se centrant davantage sur la thérapie psychologique (Bonikowski 24) et se distanciant de l’analyse freudienne.
Cette nouvelle prise en charge d’une pathologie masculine a un impact majeur sur le soin et sur les rôles de genre, comme cela est manifeste dans les écrits de nombre d’auteurs et d’autrices, de poètes et de poétesses de l’immédiat après-guerre : certains ont combattu et ont rendu compte des combats et de leurs conséquences (comme Wilfried Owen, Richard Aldington ou encore Ford Madox Ford), d’autres ayant contribué à l’effort de guerre sur les zones de conflits, telles Vera Brittain ou May Sinclair, publient fictions et témoignages alors qu’une dernière catégorie décrit depuis l’Angleterre le retour des traumatisés, comme Rebecca West ou Virginia Woolf pour ne citer que les plus connues. Grâce à ce nouveau corpus d’écrits et de témoignages, le grand public prend petit à petit la mesure des enjeux de cette pathologie nouvelle, qui touche les anciens combattants et se répercute fortement sur la vie des femmes, se retrouvant aidantes, souvent sans formation ni soutien. Du fait des expériences exceptionnelles des combats modernes, la Première Guerre mondiale permet d’initier une première réflexion sur une différenciation genrée de la prise en charge médicale et psychologique qui se défait progressivement des valeurs et stéréotypes sociétaux et contribue peu à peu à la modernisation de certaines pratiques de prise en charge. Cet accompagnement est en l’occurrence essentiellement porté par des femmes, va de pair avec la professionnalisation des études et soin infirmiers, initiée à la fin du XIXe siècle, et se renforce du fait des nouvelles professions et fonctions ouvertes aux femmes pendant la guerre.
2. Vers une fiction médicale « middlebrow » : de l’impuissance du corps au fait social
Et qui mieux qu’une infirmière peut écrire la maladie ? L’infirmière en question, Winifred Holtby, a publié en 1936 une des premières « FASP » médicales (Fiction à Substrat Professionnel, Petit 1999) : un roman intitulé South Riding (traduit sous le titre Province Anglaise en 1946 par Mme HM Cerles). Plusieurs adaptations au cinéma (1938), à la télévision (1974), à la radio (1999) et en mini-série (2011) témoignent du succès populaire de l’œuvre et de la longévité de celle-ci. Comme le conclut Fifield (2020), dont le chapitre sur le roman de Holtby fait autorité et constitue une source critique majeure, l’écriture de Holtby, contrairement à celle de Woolf par exemple, n’est pas pleinement placée sous le signe de l’expérimentation stylistique. Pour autant, il nous semble que son roman inaugure un nouveau genre de fiction, celui de la fiction médicale telle que nous la connaissons depuis la deuxième moitié du XXe siècle, notamment via les feuilletons et séries télévisées. Car on ne peut pas saisir les spécificités de l’écriture de Holtby, ni peut-être même ses proximités avec les productions sérielles calibrées pour le petit écran, sans faire référence à ce que Woolf, puis d’autres, ont appelé l’écriture « middlebrow », c’est-à-dire ces fictions essentiellement destinées aux classes moyennes (et souvent aux femmes) qui ne sont pas nécessairement très éduquées2. Si le néologisme est communément employé pour désigner les textes de Holtby et de nombre de ses contemporaines, il faut noter que la première formulation woolfienne de cette nouvelle catégorie esthétique est particulièrement méprisante :
The middlebrow is the man, or woman, of middlebred intelligence who ambles and saunters now on this side of the hedge, now on that, in pursuit of no single object, neither art itself nor life itself, but both mixed indistinguishably, and rather nastily, with money, fame, power, or prestige. (Woolf 1942, 1153)
De même, comme l’explique Ewins on trouve dans l’Oxford English Dictionary une des premières utilisations du terme, issue du magazine satirique Punch du 23 décembre 1925: « ‘a newtype,’ supposedly discovered by the BBC, made up of ‘people who are hoping that some day they will get used to the stuff they ought to like’. » (Ewins 251, « un ‘nouveau type de personnes’ prétendument découvert par la BBC, composé de ‘gens qui espèrent un jour s’habituer aux choses qu’ils sont censés apprécier »). Néanmoins, les critiques contemporaines, issues notamment des « New Modernist Studies » de Mao et Walkowitz ou de l’intermodernisme, ont montré l’intérêt de ces œuvres préalablement écartées du canon car jugées trop peu originales. Ainsi, ou pour le dire autrement, South Riding fait partie de ces œuvres qui ont une indéniable qualité littéraire, se distinguent des écritures populaires telles celles de la « sensation fiction » étudiée par Ewins et d’autres, mais qui restent relativement conventionnelles en dépit de leur originalité diégétique : le fait qu’il y soit beaucoup question de l’espace domestique et de la vie de famille est en outre à relier au peu de cas qu’en a fait la critique, dont la tendance à rejeter des thématiques prétendument mineures, et souvent liées à des pratiques féminines, a été largement relevée et analysée en français comme en anglais (Bertrand 2003 ; Berlant 2008).
Le positionnement hésitant du féminisme de Holtby a aussi probablement contribué à son oubli. C’est du moins ce que suggèrent Lisa Regan ou Kristin Ewins qui montrent la négociation peu aisée entre le « vieux féminisme » issu du groupe « Six Point », dont Holtby faisait partie, qui s’attachait à mettre en avant l’individu et les liens et la nécessaire complémentarité entre les hommes et les femmes, là où le nouveau féminisme se concentrait sur l’importance d’une perspective typiquement féminine (Regan 231 et Ewins 264). L’engagement féministe de Holtby est pourtant indéniable : outre sa déconstruction des stéréotypes sociaux tels celui de la vieille-fille frustrée (« the legend of the Frustrated Spinster ») ou de la jeune femme moderne aux mœurs légères (Holtby 1936b, 125) (ainsi que son engagement en faveur de la création de syndicats d’ouvriers noirs en Afrique du Sud), elle écrit :
Personally, I am a feminist and an Old Feminist because I dislike everything that feminism implies. I desire an end to the whole business, the demands for equality, the suggestion of sex warfare, the very name feminist. I want to be about the work in which my real interests like, the writing of novels and so forth. But while inequality exists, while injustice is done and opportunity denied to the great majority of women, I shall have to be a feminist, and an Old Feminist, with the motto “Equality First”. And I shan't be happy till I get a society in which there is no distinction of persons either male or female, but a supreme regard for the importance of the human being. And when that dream is a reality, I will say farewell to feminism, as to any disbanded but victorious army, with honour for its heroes, gratitude for its sacrifice, and profound relief that the hour for its necessity has passed. (Holtby 1926, 464)
La composante sociale du féminisme de Holtby se retrouve bien dans la préface de South Riding : « we are not only single individuals, each face to face with eternity and our separate spirits; we are members of one another » (Holtby 1936, 5, nous ne sommes pas uniquement des individus isolés, chacun faisant face à l’éternité, chacun avec son esprit propre ; nous sommes membres les uns des autres), et c’est bien dans cette perspective de citoyenneté non-genrée que le reste du texte se déploie. Le texte dresse en effet un portrait de la vie publique et de l’organisation politique à South Riding, localité fictionnelle du Yorkshire vraisemblablement inspirée du district d’East Riding d’où Holtby était originaire. Le lectorat suit le parcours de Sarah Burton, une jeune institutrice pétrie d’idéaux venant prendre un poste dans le district administré par Mrs Beddows, la première échevine (« alderman », mais peut-être devrions-nous écrire « alderwoman »). Les titres des chapitres sont particulièrement incongrus (ou bien organisés) et des intitulés tels que « Highways and Bridges » ou encore « Finance » ou « Housing and Town Planning » confirment que le parti pris est celui de la description d’un groupe humain, venant alors contraster avec les explorations fines de l’intime, de la subjectivité et des écritures féminines de Virginia Woolf ou Dorothy Richardson (dont l’écriture ne saurait évidemment pas être réduite à ces quelques aspects).
Notre propos portera essentiellement sur le chapitre « Public Health », qui traite de considérations de santé publique, telles les liens entre l’absentéisme des enfants à l’école et des décisions politiques sur les horaires de travail des adultes par exemple, ou encore la peur de l’hôpital, le coût des soins médicaux (etc.) et semble particulièrement riche et novateur. En effet, contrairement à ce que le titre laisse penser, ce chapitre représente surtout l’expérience subjective de la maladie et des effets de celle-ci sur les relations qu’entretient le malade avec son entourage, la représentant ainsi comme un fait social inédit. Ce décalage non-assumé nous semble proche de l’hybridité thématique relevée dans nombre de séries médicales, qui mettent en scène des sujets sociaux existants tout en montrant leurs conséquences individuelles, telles Urgences qui « fut la première à mettre en scène un patient atteint du sida » (Fauquert § 54).
La maladie et la mort sont omniprésentes dans le roman tout entier et le nombre remarquable d’occurrences évoque à s’y méprendre le « canon sériel » qui distingue les séries, les soap operas ou les sitcoms médicaux d’autres œuvres télévisuelles ou filmiques (Fauquert 2020 ; Tytell 2012). En effet, parmi les personnages, le grand nombre de patients et victimes de problèmes de santé est tout sauf anodin : Robert Carne souffre d’une maladie cardiaque et meurt suite à un probable accident, Joe Astell souffre de tuberculose, Lily Sawdon meurt d’un cancer, Mrs Holly meurt après un accouchement, Gertie Holly meut après une opération, Mr Brinsley meurt à la suite d’une pneumonie... et il y a une épidémie de rougeole à l’école du village. Cette récurrence de la maladie chez Holtby donne lieu à la fois à des scènes tragiques et à un propos quasi satirique, ou encore à un mélange de tourment et de légèreté, avec toujours un sous-texte politique et social venant situer ou ancrer la représentation fictionnelle. Ainsi, pour Holtby, contrairement à ce que dit Woolf, la maladie n’est pas un nouveau mode d’écriture, mais plutôt un grand thème, omniprésent et quotidien pour l’ensemble de la classe moyenne représentée dans le récit. Selon nous, cette récurrence, toujours contextualisée et détaillée, se pose ainsi comme un prototexte (Charpy 2005) des fictions médicales populaires ou « middlebrow » de la fin du XXe siècle par exemple5.
Alors, cet intérêt si vif pour la représentation de la maladie comme fait social devient un enjeu esthétique particulier. Bien que portées par des situations particulièrement denses et riches, les innovations du roman de Holtby ne sont en effet pas celles qui sont portées par les grandes expérimentations artistiques de son époque. Ainsi, si dans Virginia Woolf: A Critical Memoir (1932), « première étude de l’œuvre de Virginia Woolf à être publiée en anglais » (Reynier 1), Holtby démontre que l’écriture de Woolf se concentre sur l’esprit (« clearly she has always been more familiar with people who use their minds rather than their bodies as their equipment for life », p.176), et que, par conséquent, elle ne peut pas décrire le corps dans ses moindres détails, Holtby nous suggère que le mode d’écriture « middlebrow » peut, lui, bien permettre de rendre compte des sensations de la maladie et de ses enjeux sur les liens sociaux. C’est d’ailleurs aussi l’analyse de Fifield (191-2), qui montre que, selon Holtby, l’écriture de Woolf est « intellectualiste », qu’elle défie les normes de genre (« She is outside the necessities of a woman’s world. Birth, death, sickness and the care of small children permit little leisure for that exacting occupation-the pursuit of truth », Holtby 1932, 20, « elle n’est pas concernée par les contraintes du monde des femmes. Les naissances, les morts, les maladies et l’attention que demandent les jeunes enfants laissent bien peu de temps pour vaquer à cette exigeante occupation qu’est la quête de la vérité »), et ne peut donc pas avoir accès à une représentation précise des réactions physiologiques. A contrario pour Holtby, le roman populaire est par essence le cadre naturel de la représentation de la maladie dans toutes ses contradictions, parce qu’on y parle d’intime et de normes sociales, de souffrance et de dégoût. Dans South Riding, la maladie donne à voir l’impuissance de l’individu et de son corps, au-delà des considérations de classes et sans passer par les usages des classes dominantes. Fifield nous rappelle d’ailleurs que le roman a été écrit pour un lectorat précis : friand de « middlebrow », proche de la maladie et du soin, politiquement plutôt conservateur (notamment sur la question de la place des femmes dans la sphère domestique) mais pour autant aussi potentiellement réceptif à la nécessité de faire évoluer certains aspects de la société. S’il est intéressant que le corps malade devienne un objet de rivalité sur lequel s’exprime différentes autrices, Marion Shaw nous rappelle que Woolf et Holtby ont correspondu et se sont rencontrées quatre fois, que leur rencontre de janvier 1933 fut particulièrement riche et que leur différence semble avoir nourri leurs cheminements d’autrices (Shaw 252-253).
South Riding offre ainsi un contre-point particulièrement riche au canon moderniste et cette différence s’exprime aussi dans l’écriture du corps. En effet, Fifield, Regan et d’autres ont montré que les personnages du roman utilisent leur maladie comme une grille de lecture du monde, ont une relation dense et toujours mouvante avec leur corps. La physiologie, visible ou invisible, et tout ce dont on parle peu habituellement devient un sujet majeur et problématique pour ces personnages malades. C’est en cela aussi que l’écriture de Holtby se démarque des fictions du XIXe siècle, où il s’agit avant tout de décrire, avec précision et réalisme, les corps malades et les effets de la maladie. Chez Holtby, s’ajoute à l’approche naturaliste une représentation des conséquences, du regard sur la maladie et des effets de celle-ci sur les subjectivités fictionnelles qu’elle crée. Pour le dire autrement, le corps du malade (ou de la malade) s’inscrit dans un contexte communautaire immédiat plus large, fait de liens amicaux, professionnels, affectifs. Par exemple, Holtby décrit certes avec précision les convulsions de corps malades et leurs effets sur les proches, mais l’un des enjeux majeurs de la scène est en fait la perception qu’en a le personnage féminin :
She felt rather than saw him move towards her; she caught the gleam of a dark red dressing gown of ivory flesh.
Suddenly he stopped.
He had taken hold of the brass rail at the foot of the bed. She heard a quivering groan. The bedstead rattled with his violent seizure. She cried, “Oh-what is it?” and raised the lamp and saw his face distorted with agony, his snarling lips drawn back from his chattering teeth, his skin a livid grey, smeared with perspiration. (Holtby 1936a, 351-27)
Cette réécriture des corps est absolument inédite sous une plume féminine. Il s’agit déjà ici du regard féminin (ou « female gaze », théorisé par Zoe Dirse d’après les travaux pionniers de Laura Mulvey sur le regard masculin) dont il est beaucoup question dans les théories féministes du XXIe siècle. En outre, elle annonce la qualité visuelle des fictions médicales décrites par Marshall McLuhan (1964, 351). D’ailleurs, cette dimension visuelle, relevée par Woolf et Fifield parmi d’autres, se positionne à l’opposé de ces scènes confortables, pétries de bons sentiments, qui seraient attendues des romans « middlebrow ». À la place, le texte met en scène un homme quasi cadavérique, qui n’est ni héros ni objet de désir ou d’admiration. Le corps masculin de Robert Carne n’est plus qu’une source d’inquiétude ou d’intérêt et est devenu quasi grotesque, composé de différents organes plus ou moins défaillants. Ici, à la douleur du malade vient se mêler la souffrance de l’aidante, et les deux personnages sont unis dans leur désespoir. Ainsi, l’on voit bien comment cette scène articule une sensibilité moderniste (dépeignant le choc de la douleur et l’absurdité d’un discours moralisateur perçu comme étant hors-sol) avec des émotions liées à la souffrance telles qu’on les retrouve dans les productions littéraires et poétiques du XIXe siècle tout en anticipant des productions télévisuelles à venir (voir encore Desmet 2012 sur le réalisme du corps dans les séries médicales). Néanmoins, le choix de Holtby est à notre sens un acte pionnier, ne serait-ce que parce qu’il ancre le regard féminin, décrit les corps et leurs effets sur les relations interpersonnelles et se détache nettement des esthétiques romantiques et naturalistes. En outre, le roman nous semble répondre à ses propres interrogations, posées huit ans plus tôt dans l’étude critique sur Woolf :
To judge from many modern writers we might indeed think that men and women inhabited different worlds, black and white, sixes and sevens, meaning different things for the two sexes. Does Mrs. Woolf want us to make it possible for women to be artists because sex indeed strikes a dividing line from Heaven down to the roots of the earth, with all men on one side and all women on the other? ‘Women's world’, ‘women's interests’, ‘women's tastes,’ ‘women's brains’ say the contemporary newspapers, magazines, advertisements. Does she share the fashionable belief in complete and unalterable division? (Holtby 1932, 1768)
Pour Holtby, l’écriture de la maladie permet de donner à voir l’indivisibilité de la communauté humaine, de dépasser les clivages de genre et de diffuser son engagement. Si l’écriture est indéniablement moins exploratrice que celle des modernistes du canon, elle est néanmoins le véhicule de postures particulièrement novatrices et ouvre la voie à de nouveaux genres narratifs devenus centraux aujourd’hui. La maladie chez Holtby dépasse ainsi la métaphore vide décriée par Woolf : dynamique structurante de la communauté humaine, elle rythme l’écriture et structure les représentations des rapports sociaux.
3. Rire des affects de la malade pour normaliser le handicap et la souffrance
Holtby n’est bien évidemment pas la seule romancière à écrire sur la maladie et le handicap, l’œuvre de Stella Benson, qui comptait d’ailleurs parmi ses amies, comme en témoigne leur longue correspondance étudiée par Catherine Clay, s’y attache également de manière particulièrement riche. Si l’écriture de Holtby se concentre sur les conséquences sociales et les enjeux relationnels de la maladie, celle de Benson se place, elle, du côté des malades et de l’isolement engendré par la souffrance. Notons que Benson a souffert de maladies en série : bronchites à répétition, pleurésie, infections des sinus pour laquelle elle est opérée plusieurs fois, mais suite à une opération, elle devient malentendante. Elle meurt d’ailleurs d’une maladie respiratoire à 41 ans.
L’héroïne de Living Alone (1919), un des romans les plus connus de Benson, se nomme Sarah Brown. Elle souffre de toutes les maladies et handicaps cités plus haut (et le choix de l’autrice de lui faire porter ses initiales ne relève bien évidemment pas du hasard). En ceci, le roman semble s’inscrire dans la perspective « life-writing » étudiée par Saunders et d’autres, mais il s’en distingue ne serait-ce que par son hybridité générique. Le texte paraît en effet inlassablement hésiter entre le comique et le fantastique, l’écriture de l’intime et les prises de positions socio-politiques. Cette hybridité générique, que Fauquert nomme « plasticité du genre » (§ 2), est également étudiée comme un trope récurrent des séries médicales, qui comme Dr House allient par exemple drame hospitalier et « whodunit » (Tytell §22) ou, comme Scrubs, qui « empruntent à la comédie » (Fauquert §2). Dans Living Alone, on croise ainsi une étrange sorcière qui plaît à tout le monde, un dragon particulièrement peu débrouillard et une ribambelle de ladies qui semblent vivre dans un monde parallèle tant elles ignorent tout des difficultés des pauvres gens qu’elles sont censées aider. Dans ce contexte si effusif, Sarah Brown souffre et explique à qui veut l’entendre : « pain is an extinguisher », c’est-à-dire que la douleur éteint tout de son être. Dans sa douleur, Sarah Brown ne peut nouer aucun lien et le roman suggère que sa douleur est si intense qu’elle engage l’ensemble des sens et influence tout de son expérience subjective du réel. Lorsque l’on souffre, on ne peut pas échanger avec ses semblables.
Pour autant, l’isolement de Sarah Brown est aussi un des grands ressorts comiques du roman, où il ne s’agit surtout pas d’occulter la souffrance, mais plutôt d’en explorer ses particularités, ses ramifications et ses effets sur l’individu. L’humour permet alors de se plonger librement dans l’écriture de la maladie en échappant aux discours stéréotypés de l’invalide victorienne ou de la faible femme soumise aux mouvements de ses nerfs, tels qu’ils furent largement véhiculés par la presse et la fiction (Winter 1995). Le recours au comique apporte en outre une légèreté salutaire (« comic relief ») qui oriente paradoxalement la narration vers une description fine de la maladie, de la souffrance et de leurs conséquences pour le personnage. Comme nous l’avons montré ailleurs (de Bont 2021), l’interaction du comique avec le fantastique permet également à Benson, de manière assez inattendue, de normaliser l’expérience du personnage malade. En effet, dans un univers où l’on rencontre une sorcière qui fascine et un dragon peu dégourdi, la liste particulièrement longue des comorbidités dont souffre l’héroïne vient aisément s’intégrer à la diégèse et complexifie le rapport qu’entretient le texte avec la mimesis et le réalisme. Si Cohen écrit que le roman « externalise les ficelles du débat idéologique en utilisant les personnages de sorciers et sorcières afin de dénaturaliser certains habitus sociaux (Cohen 2001, 48, ma traduction), il nous semble qu’en usant d’ironie, Benson déplace les enjeux sociaux et politiques de la maladie afin d’écrire la souffrance, et le handicap engendré par celle-ci, de leur donner voix au chapitre sous une complexité générique qui dépasse le lyrisme désincarné décrié par Woolf dans son essai sur le sujet.
Notons d’ailleurs que la souffrance et l’isolement de Sarah Brown (pourtant décrit comme un emprisonnement) lui donnent un certain pouvoir :
‘But, witch—oh, witch—this is the worst of all. My ears are failing me—I think I am going deaf....’
‘You can hear what I say,’ said the witch.
‘Yes, I can hear what you say, but when most people talk I am like a prisoner locked up; and every day there are more and more locked doors between me and the world. You do not know how horrible it is.’
‘Oh, well,’ said the witch, ‘as long as you can hear magic you will not lack a key to your prison. Sometimes it's better not to hear the other things.’ (169)
Dans cet extrait, le roman suggère que l’écriture de l’intime de la maladie fait partie de la vie et que parfois, la maladie permet certes de bien se connaître, mais aussi et surtout de faire de nouvelles choses et d’être sensible à d’autres sources. Outre la dimension intéroceptive finement explorée dans le roman, il y a ici un enjeu de représentation politique et sociale mais, contrairement à Holtby, celle-ci est représentée de l’intérieur, coupée de ses ramifications interpersonnelles et suggère, en creux, le potentiel créatif de la maladie. Avoir comme personnage principale une héroïne souffrante et handicapée (et pourtant autonome) apparaît comme un acte discursif particulièrement fort ; Sarah Brown est en outre un personnage complexe et contradictoire restant, jusqu’à la fin du roman, extrêmement ambiguë : elle n’inspire pas nécessairement de bons sentiments, comme le note Cohen, alors que cela est souvent le cas dans la représentation du handicap, comme Ato Quayson l’a souligné dans son étude de 2007. En ceci, le roman de Benson relève d’une manière différente ce défi d’écriture de la maladie souligné par Woolf : mêlant fantastique, comique et « life-writing », il propose une écriture qui échappe aux repères et aux horizons d’attente ; il sonde les spécificités de l’expérience quotidienne de la malade tout en la normalisant et en mettant en lumière ses effets, positifs et négatifs, sur le corps et l’esprit.
4. Portrait d’une soignante en professionnelle aguerrie
Un dernier roman « middlebrow » de l’entre-deux guerre mêlant romance et fiction médicale s’attaque à défaire les stéréotypes de genre mais opère, lui, sur la représentation du soin institutionnel et de l’identité professionnelle de la soignante : il s’agit de Private Worlds de Phyllis Bottome (encore non traduit en français). Le roman paraît en 1934 et est immédiatement un grand succès populaire ; il fait d’ailleurs l’objet d’une adaptation filmique dès 1935. Bottome a étudié la psychologie à Vienne auprès d’Alfred Adler et, en 1924, elle et son mari Alban Ernan Dennis fondent une école de langues étrangères en Autriche, où il s’agissait d’expérimenter de nouvelles méthodes pédagogiques issues de recherches en psychologie. Comme cela est souvent mentionné, l’école comptait parmi ses élèves Ian Fleming, l’auteur de James Bond. Profondément inquiète de la montée du nazisme, Bottome est l’autrice d’une vingtaine de romans d’espionnage (où les femmes jouent souvent un rôle clef de sabotage ou de résistance face aux nazis), mais elle a également écrit deux grands romans médicaux, dont Private Worlds, qui s’inspire de son expérience d’étudiante en sciences psychologiques, mais aussi de malade, comme le suggère Pogorelskin (2021).
L’héroïne, Jane Everest, est médecin et est responsable du pavillon des hommes dans un hôpital psychiatrique. D’emblée, le texte la mentionne comme étant très professionnelle et compétente. Les descriptions des premiers chapitres insistent sur sa grande maîtrise des outils : Jane appuie ses décisions sur des analyses statistiques et parle par exemple de biais dans la prise de décision alors que les médecins hommes (au demeurant extrêmement compétents et également décrits comme étant à la pointe dans leurs spécialités respectives) sont tous en proie à leurs émotions et à leurs préjugés (sexistes et racistes à l’encontre d’un patient nord-africain). Par contraste, Jane Everest développe une écoute du patient, une prise en compte de l’individu, de son environnement et du cadre de soin qui semblent particulièrement efficaces. Elle tient par exemple à ne pas obstruer avec des paravents la vue qu’a un patient anxieux depuis son lit afin de lui garantir un espace et un horizon plus propices. Elle est ainsi appréciée des patients, et le fait que ceux-ci soient des hommes n’est jamais relevé comme un quelconque facteur de réussite (ou d’échec) thérapeutique, car son professionnalisme force le respect. Dans le roman, nous sommes également très loin des « sick rooms » de la fiction victorienne (étudiées notamment par Miriam Bailin en 1994), tant Private Worlds repose sur une véritable réflexion autour du soin, des besoins des patients et des réponses que l’hôpital, en tant qu’institution, peut apporter. Nous sommes en revanche plus proches de l’idéalisation du travail intellectuel des femmes décrit par Woolf dans « Three Guineas » et « A Room of One’s Own» (comme l’analyse Mary Eagleton dans sa lecture des représentations des femmes intellectuelles dans l’entre-deux guerres). En ceci, l’écriture bottomienne se rapproche bien davantage de celle de Woolf que de celle de Holtby et relève, mutatis mutandis, de « l’asymétrie réaliste » que Fauquert décèle dans son corpus de séries médicales (§5), où l’enjeu n’est pas :
la tension entre [d’une part] l’hypervisibilité de la science et de l’expertise médicale, inscrite dans un « présentisme » propre au genre (le présentisme étant ici entendu au sens d’Hartog10, à savoir la représentation d’un zeitgeist hermétique, sorte de gros plan très détaillé, d’éternel présent isolé des influences passées et coupé des projections futures.) [et d’autre part] […] l’invisibilité (ou plutôt l’invisibilisation) des inégalités d’accès aux soins médicaux, question souvent reléguée au hors champ. (§5)
Dans le roman de Bottome, c’est bien davantage l’invisibilité de la posture professionnelle de la soignante qui vient structurer l’asymétrie réaliste. En effet, et de toute évidence, l’approche thérapeutique de Jane est très éloignée de l’attitude paternaliste d’Alec MacGregor, son collègue de longue date, ainsi que des « soins » violents de Charles Drummond, le nouveau responsable de la clinique. L’arrivée de ce dernier, qui souhaite démettre Jane de ses fonctions parce qu’elle est une femme la contraint à défendre son poste et sa posture professionnelle. Au fil des pages, le lecteur assiste ainsi à une véritable réflexion et à une représentation fine de ce que peut être une identité professionnelle féminine dans le domaine de la santé, qui fait pleinement écho aux fictions télévisées « middlebrow » les plus récentes : « gendered codes of professionalism are subject to such self-reflexive treatment within middlebrow […] television » (Tasker & Steenberg [en ligne]). L’attitude professionnelle défie les stéréotypes de genre et entraîne un certain nombre de remarques, parfois comiques, comme la suivante qui fait allusion, pour mieux le déconstruire, au poncif freudien décrivant la sexualité féminine comme un continent noir: « She’s an incorruptible feminist […]. She only looked at [her work] from the woman’s point of view. […] I don’t believe even Freud could catch a symbol out of Jane’s dreams » (13411).
Si Jane est ainsi initialement traitée de femme glaciale et anormale, le roman dépeint aussi l’hôpital comme un lieu de vie où se croisent toutes les professions de soignants (internes, infirmiers, ambulanciers ou médecins confirmés). Les descriptions des interactions de soignants et soignantes annoncent les mises en scène des grandes fictions télévisées de la fin du siècle étudiées par Fauquert (§ 54). L’hôpital vient en outre questionner la difficile distinction entre vie professionnelle et vie personnelle (qui est largement dépeinte comme étant plus difficile et contrainte pour les personnages féminins dans ce milieu masculin) et prolonge ainsi les débats sur la doctrine victorienne des « separate spheres »12, opposant espace domestique privé et espace public, menés notamment par le féminisme première vague.
Pour autant, Jane résout le paradoxe woolfien (aussi noté par la psychologue Joan Rivière à la même époque) en développant des valeurs féminines dans un monde masculin. Il faut s’interroger sur ce que sont ces comportements et valeurs féminines, et s’il est assez déroutant de lire au XXIe siècle que le roman met aussi en scène le soin comme un travail d’équipe, en insistant par exemple sur la complémentarité des hommes et femmes, la référence au « vieux féminisme » de Holtby permet de mieux situer ces divers postulats. D’autres scènes, mettant en lumière les stéréotypes de genre portant notamment sur les excès émotionnels des femmes (Greyser 85) n’ont pas pris une ride, comme cette dispute entre Alec et Jane, sur leurs prétendues limites respectives :
‘Women should keep their feelings out of operating-theatres’.
‘Then shouldn’t men keep their tempers out of them?’, she murmured. (p.150-1)13
Le murmure, qui ose à peine répondre, déconstruit le préjugé sexiste et montre bien la difficulté de la construction de l’identité professionnelles des soignantes. Si le roman repose sur la complexité des métiers du soin, il œuvre surtout sur la déconstruction des stéréotypes de genre dans le milieu médical, deux thématiques qui résonnent encore aujourd’hui, bien au-delà de la fiction, comme le séminaire PAGE l’a montré lors de sa troisième année. Le travail de care porté par le roman de Bottome est ainsi une pratique professionnelle portée par un mouvement égalitaire qui « vise à repenser collectivement les fondements du lien social entre les sujets humains, de même que leur manière d’habiter le monde » (Gefen & Oberhuber § 9).
5. Conclusion
Les trois romans de ce corpus proposent via leur écriture de la maladie et du soin un nouveau type de représentation des relations sociales, de l’intime et de l’identité professionnelle tant ils mettent en avant la manière dont le genre des héroïnes vient nourrir leurs expériences subjectives. Si l’écriture du soin et de la maladie n’est pas uniquement une affaire de femmes, il est clair que la fiction intermoderniste s’attache à décrire la santé des femmes de manière fine et documentée. Dans leurs écrits, la maladie et le soin ne sont pas des métaphores tant l’écriture met en avant le corps, l’affect ou encore l’engagement de la soignante. De surcroît, la plupart des aidants sont bien des aidantes dans les fictions anglaises de l’époque (pensons notamment à Miriam qui prodigue des soins individuels à sa mère puis à son amie dans Pilgrimage de Dorothy Richardson, et dont l’exemple est d’autant plus marquant qu’il s’agit de porter soin à une mère maltraitante).
Mais surtout en représentant le soin et la maladie par le prisme de l’intime, de la douleur et de l’affect, et en intégrant directement au texte de fiction non pas des événements mais la représentation d’expériences subjectives, ces trois textes répondent à leur manière au défi woolfien : en utilisant une nouvelle écriture de la maladie et du soin qui vient s’appuyer sur une expérience du monde profondément genrée, ces trois romans se distinguent des courants artistiques dominants de leur époque. Notre lecture de ces trois textes nous suggère que chacune des trois romancières a néanmoins développé une écriture qui tente de se saisir des disciplines médicales en pleine mutation et s’oriente vers une littérature qui se défait de « l’impuissance thérapeutique », et des réflexions et « attaques contre l’esthétisation de la médecine » que l’on retrouve au XIXe siècle et dans la littérature fin-de-siècle (Lillis 189 et 198) pour représenter au plus près l’expérience féminine du soin et de la maladie, en en montrant ses enjeux spécifiques, corporels, affectifs ou professionnels, et en mobilisant ce nouveau langage souhaité par Woolf, mais aussi cette solidarité « empouvoirante » qu’Audre Lorde explorera plus avant dans son journal de 1980.
En outre, les œuvres des romancières de notre corpus, héritières de la révolution de la clinique engendrée par la Première Guerre mondiale, contiennent déjà plusieurs lignes directrices structurant les séries médicales de la fin du siècle. Si nous avons déjà mentionné l’hybridité générique et thématique, accompagnée d’une tension asymétrique mettant à mal la tension entre visibilité du domaine médical et invisibilité des affects, notons qu’il est aussi question chez Bottome et Holtby de la professionnalisation du soin, avec ses enjeux de service et d’exigences professionnelles, qui intègrent de plus en plus fréquemment des personnages féminins compétents, la complexification des métiers médicaux et l’importance de la coopération à l’hôpital. En troisième lieu, un accent est mis dans les trois romans sur les enjeux relationnels de la médecine, venant souligner comment les personnages féminins portent, accompagnent et aident, et comment la maladie nuit aux liens sociaux. Ensuite, les trois textes déploient une réflexion inédite sur les enjeux sociaux et politiques, allant de la représentation de minorités invisibles ou souffrantes aux décisions de santé publique, mais également sur la prise en compte des questions de santé au féminin et de la reconnaissance du travail de soignante, valorisant ainsi en filigrane le travail professionnel associé au care encore non-théorisé, et dont Bergson porte les prémices dans L’introduction à la métaphysique, en décrivant « la pensée qui sympathise » (Girardi 2021 §1). Enfin, l’exploration des complexités individuelles via une écriture qui articule la pensée par cas et les analyses quantitatives, c’est-à-dire les possibles différences individuelles et l’importance de l’expérience du patient, se retrouve à différents degrés dans les trois textes. Ainsi, ce corpus incarne un panel d’innovations thématiques et esthétiques inattendues et représente la richesse d’un champ professionnel qui se structure et affine sa prise en charge individuelle en mettant en avant les spécificités potentielles d’une santé au féminin.
